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Il est cinq heures, Paris s’éveille est une chanson de Jacques Dutronc, sorti en 1968. C’est Jacques Wolfsohn, du label Vogue, qui propose, après un repas avec Jacques Lanzmann et Dutronc, de faire une chanson sur le thème de « Paris le matin ». Lanzmann et Dutronc commencent à l’écrire le soir même et l’achèvent aux aurores. Anne Ségalen, à l’époque épouse de Lanzmann, a également participé à la rédaction des paroles. Les paroles sont inspirées de la chanson Tableau de Paris à cinq heures du matin écrite en 1802 par Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers. Durant l’enregistrement, ils ne sont pas satisfaits du résultat, trouvant les arrangements un peu plats. C’est Roger Bourdin, un flûtiste qui travaillait dans un studio voisin qui, improvisant un solo de flûte, donnera la version finale de la chanson qui sera élue « Chanson du Siècle » en 1999…
Il est cinq heures, Paris s’éveille
La chanson de Jacques Dutronc résonne en moi de manière toute à fait particulière, elle évoque une traversée à pied de Paris que j’ai effectivement effectué un certain matin du 11 mai 1968, dans un état mental d’exaltation exacerbée, entre le quartier latin et la gare Saint-Lazare où je devais prendre le train qui me ramènerait à mon domicile de la banlieue nord. J’avais passé la plus grande partie de la nuit à balancer des pavés sur les CRS et gardes mobiles qui montaient à l’assaut du quartier et une partie de la matinée qui suivait dans la cour de l’ESCPI (Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris) située rue Vauquelin (aujourd’hui Espace des Sciences) où je m’étais réfugié en provenance du quartier de la Contrescarpe après que les dernières barricades situées dans les rues étroites qui caractérisent ce quartier avaient été investies par la police vers 5h 30 du matin.
Le secteur du Quartier latin à Paris, siège de la Nuit des barricades des 10/11 mai 1968 et localisation de l’ESCPI (photo de gauche)
Paris 10/11 mai 1968 – barricade au Boulevard Saint-Michel : l’humour toujours présent…
Paris – 10/11 mai 1968, la prise d’assaut d’une barricade
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Traverser Paris vers 5 heure du matin, le 11 mai 1968
Les manifestants encore présents étaient arrêtés et parfois tabassés par les forces de l’ordre avant d’être entassés dans les paniers à salades. Pour ma part, je n’avais du mon salut qu’à une fuite éperdue à travers le dédale de rues qui séparait ce quartier de celui du Val-de-Grâce et à l’escalade d’un portail providentiel apparu soudainement dans l’alignement des constructions du quartier, portail qui s’est révélé par la suite être celui de la cour de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie. J’y retrouvais, terrés dans l’obscurité, une quinzaine de manifestants qui avaient eu la même idée que moi.
Cachés par les bâtiments, nous avons assisté, à travers les grilles du portail, à la charge des CRS et à l’arrestation musclée de nos camarades qui étaient alors regroupés et conduits ensuite vers une destination inconnue. Nous n’avions plus qu’à attendre les premières heures du jour et patienter jusqu’au départ des forces de l’ordre. Après un long moment d’attente, nous pûmes escalader le portail en sens inverse et nous égayer dans les rues avoisinantes. Anecdote comique révélatrice de notre état mental du moment, l’un d’entre nous qui avait lu que lors de la Révolution de 1848 les soldats fusillaient tous ceux dont les mains sentaient la poudre nous avait conseillé de nous laver les mains pour faire disparaître les traces de salissures dues au maniement des pavés et les odeurs d’essence, ce que nous avions fait consciencieusement.
Bilan des émeutes : M. Maurice GRIMAUD, le Préfet de police le l’époque, a fourni plus tard le bilan des émeutes : 367 blessés recensés dans les hôpitaux dont 251 du service d’ordre et 102 étudiants. Sur ces 367, 54 sont hospitalisés dont 4 étudiants et 18 policiers dans un état très grave. 460 interpellations ont été faites, 61 ont visé des étrangers – 63 personnes interpellées seront déférées à la justice – 26 étudiants – 3 lycéens, le reste, 34 individus n’étant pas des étudiants. Les dégâts matériels sont importants : 60 voitures incendiées, 128 autres sévèrement endommagées.
Dans les jours qui suivirent certains journaux rendirent compte de sévices qu’auraient commis les forces de l’ordre.
Je traversais donc en sens inverse mon cher quartier latin où j’avais durant une folle nuit pris part à un évènement qui me semblait sur le moment grandiose et porteur de développements futurs dont j’avais peine à imaginer la teneur mais qui, j’en étais convaincu, seraient d’une importance considérable. Je pensais naïvement que la jeunesse parisienne avait durant cette nuit retrouvé le souffle des grands événements de l’histoire de France, ceux de la prise de la Bastille en 1789, des Trois Glorieuses, de la Commune de Paris de 1870 et de la libération de Paris de 1944qui avaient soulevé le peuple et imposé les changements nécessaires. Avec l’excès et l’inconscience propres à la jeunesse je nous assimilais, moi et mes camarades, à tous ceux qui avaient menés par le passé ces combats glorieux. Je reconnais aujourd’hui que même si de nombreux actes de brutalités ont été relevés, la police avait preuve à cette occasion de retenue. Rien à voir avec la répression qui frapperait les étudiants de Mexico six mois plus tard et qui ferait 48 morts ou les révoltes des Printemps arabes d’aujourd’hui… Aucun mort n’avait été à déplorer malgré la violence des affrontements au cours desquels les forces de l’ordre avaient été bombardées de pavés et de cocktails Molotov et parfois même, comme j’ai pu le constater, de meubles et de projectiles divers jetés par certains habitants de leurs fenêtres… Il est vrai qu’une partie des manifestants était constituée par les rejetons des responsables politiques et économiques du pays… Si les manifestants avaient été composés d’ouvriers, il n’est pas sûr que le bilan aurait été le même.
Le quartier latin était dévasté : arbres abattus, voitures renversées et calcinées, vitrines brisées. Les services municipaux et les pompiers démontaient les barricades et commençaient à dégager les chaussées et les trottoirs. Ça et là des policiers étaient présents mais la plupart n’étaient pas des membres des CRS ou des GM de la nuit qui semblaient avoir été relevés. Seule la rue Gay-Lussac était encore barrée par un cordon de CRS. Des badauds, l’air ébahi, restaient plantés là, immobiles, n’en revenant pas du spectacle de désolation qui s’offrait à leurs yeux. Après avoir erré un long moment, je quittais le quartier latin et me dirigeais vert la gare Saint-Lazare pour prendre le train qui me ramènerait dans ma banlieue nord. Je l’atteignis vers 7 h du matin et montais dans un train où se trouvaient déjà quelques voyageurs plongés pour la plupart dans les journaux du matin qui relataient l’évènement. Le contraste entre ces voyageurs confortablement installés sur leur siège qui vaquaient comme si rien n’était à leur déplacement quotidien afin de rejoindre leur foyer ou leur lieu de travail et pour lesquels la journée allait sans doute se dérouler normalement et moi, l’esprit encore brouillé par les images des combats de la nuit, dans un état d’exaltation empreint de fébrilité était saisissant. En les regardant prendre connaissance si calmement des événements de la nuit, j’avais envie de leur crier : « Moi, j’y étais ! J’en reviens… Quelque chose d’immense s’est passé, que vous ne pouvez même pas imaginer… Rien ne peux plus être comme avant. Il va falloir vous bouger, prendre position, agir… Nous sommes en révolution ! » Pour moi, c‘était sûr, les choses ne faisaient que commencer… Et à ce moment précis, malgré une longue nuit blanche mouvementée, comme dans la chanson de Dutronc, moi non plus je n’avais pas sommeil…
Aux premières heures de la matinée du 11 mai, images du quartier latin aux abords du jardin du Luxembourg – Manifestants parqués contre les grilles du jardin
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il est cinq heures, Paris s’éveille de Jacques Dutronc

La tour Eiffel a froid aux pieds
L’Arc de Triomphe est ranimé
Et l’Obélisque est bien dressé
Entre la nuit et la journée
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Les journaux sont imprimés
Les ouvriers sont déprimés
Les gens se lèvent,
ils sont brimés
C’est l’heure où je vais me coucher
Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n’ai pas sommeil
Jacques Dutronc, Jacques Lanzmann, Anne Segalen
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Depuis 1968, plusieurs chanteurs ont choisi d’interpréter cette chanson. Parmi ces interprétations, celle qui me semble la plus réussie est celle de la chanteuse belge Ann Pierlé qui, dans son album Helium Sunset sorti en 2002, a choisi pour la chanter un style décalé et enlevé qui tranche avec la tonalité monocorde adoptée par Dutronc.
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