Le temps venu des hommes creux
T. S. Eliot, de son nom complet Thomas Stearns Eliot (1888-1965) est un poète, dramaturge et critique littéraire américain qui a émigré en Grande-Bretagne. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1948. C’est en 1922 qu’il publie son célèbre poème The Waste Land (La Terre vaine ou La Terre Gaste) dans la revue The Criterion qu’il vient de fonder. Ce poème qui va devenir un modèle pour la nouvelle poésie britannique reflète son état d’esprit de l’époque lié à sa situation personnelle avec l’échec de son mariage et le traumatisme encore présent de la génération qui a souffert de la Première Guerre mondiale. En ce qui concerne son premier mariage contracté en 1914 avec Vivienne Haigh-Wood, il écrira plus tard : « Je me suis convaincu d’être amoureux de Vivienne simplement parce que je voulais rester en Angleterre et me forcer à rester en Angleterre. Et elle s’est convaincue (…) qu’elle pourrait sauver un poète en le forçant à rester en Angleterre. Le mariage ne lui a apporté aucun bonheur… À moi, il m’a mis dans un état d’esprit qui aboutira à The Waste Land. ». The Waste land est un long poème sombre et désespéré de 433 vers qui mêle imagerie et symboles dans un style nouveau pour l’époque fait de changements brusques de narrateur, de temps et de lieu. Il sera suivi quelques années plus tard, en 1925, de la parution de The Hollow Men (Les hommes creux) qui apparaît comme une continuité de Waste Land par son utilisation des mêmes procédés stylistiques et sur les thèmes traités qui sont l’Europe après la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles, la difficulté de l’espérance et la conversion religieuse et son mariage raté. Le poème est divisé en cinq parties et se compose de 98 lignes dont les quatre dernières figurent parmi le plus citées de la poésie britannique. Les deux épigrammes qui précédent le poème, « Mistah Kurtz – il est mort » et « Un penny pour le vieil homme» sont des allusions au chef-d’œuvre de Joseph Conrad, Heart of Darkness (Cœur des ténèbres), et à la coutume traditionnelle des gamins anglais qui, le 5 novembre, anniversaire du Complot des Poudres de 1605, promènent des effigies en paille de l’incendiaire Guy Fawkes avant de les brûler en place publique. La suite du poème est une description pessimiste des entreprises humaines vouées à l’échec et qui conduisent à la solitude et au vide en référence ou allusions à des personnages ou des situations tirées des grandes œuvres de la littérature mondiale. Ce poème célèbre a servi de référence dans des films comme « Apocalypse Now » de Coppola où Kurtz (joué par Marlon Brando) lit à voix haute le texte du poème. (voir vidéo ci-dessous)
The Hollow Men (T.S. Eliot), 1925
Mistah Kurtz- he dead.
A penny for the Old Guy
Pour les références littéraires du poème, cliquer sur le textes marqués en bleu (en anglais)
I |
|
We are the hollow men | Nous sommes les hommes creux |
We are the stuffed men | Les hommes empaillés |
Leaning together | Cherchant appui ensemble |
Headpiece filled with straw. Alas! | La caboche pleine de bourre, Hélas ! |
Our dried voices, when |
Nos voix desséchées, quand
|
We whisper together | Nous chuchotons ensemble |
Are quiet and meaningless | Sont sourdes, sont inanes |
As wind in dry grass | Comme le souffle du vent parmi le chaume sec |
Or rats’ feet over broken glass |
Comme le frottis des rats sur les tessons brisés
|
In our dry cellar | Dans notre cave sèche. |
Shape without form, shade without colour, | Silhouette sans forme, ombre décolorée, |
Paralysed force, gesture without motion; | Geste sans mouvement, force paralysée; |
Those who have crossed | Ceux qui s’en furent |
With direct eyes, to death’s other Kingdom | Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort |
Remember us – if at all – not as lost |
Gardent mémoire de nous – S’ils en gardent – non pas
|
Violent souls, but only | Comme de violentes âmes perdues, mais seulement |
As the hollow men | Comme d’hommes creux |
The stuffed men. | D’hommes empaillés |
II | |
Eyes I dare not meet in dreams | Les yeux que je n’ose pas rencontrer dans les rêves |
In death’s dream kingdom |
Au royaume de rêve de la mort
|
These do not appear: | Eux n’apparaissent pas : |
There, the eyes are | Là, les yeux sont |
Sunlight on a broken column | Du soleil sur un fût de colonne brisé |
There, is a tree swinging | Là, un arbre se balance |
And voices are |
Et les voix sont
|
In the wind’s singing | Dans le vent qui chante |
More distant and more solemn | Plus lointaines, plus solennelles |
Than a fading star. | Qu’une étoile pâlissante. |
Let me be no nearer | Que je ne sois pas plus proche |
In death’s dream kingdom |
Au royaume de rêve de la mort
|
Let me also wear | Qu’encore je porte |
Such deliberate disguises | Pareils francs déguisements : |
Rat’s coat, crowskin, crossed staves | Robe de rat, peau de corbeau, bâtons en croix |
In a field | Dans un champ |
Behaving as the wind behaves |
Me comportant selon le vent
|
No nearer – | Pas plus proche |
Not that final meeting | Pas cette rencontre finale |
In the twilight kingdom | Au royaume crépusculaire |
III | |
This is the dead land | C’est ici la terre morte |
This is cactus land |
Une terre à cactus
|
Here the stone images | Ici les images de pierre |
Are raised, here they receive | Sont dressées, ici elles reçoivent |
The supplication of a dead man’s hand | La supplication d’une main de mort |
Under the twinkle of a fading star. | Sous le clignotement d’une étoile pâlissante. |
Is it like this |
Est-ce ainsi
|
In death’s other kingdom | Dans l’autre royaume de la mort : |
Waking alone | Veillant seuls |
At the hour when we are | A l’heure où nous sommes |
Trembling with tenderness | Tremblants de tendresse |
Lips that would kiss |
Les lèvres qui voudraient baiser
|
Form prayers to broken stone. | Esquissent des prières à la pierre brisée. |
IV | |
The eyes are not here | Les yeux ne sont pas ici |
There are no eyes here | Il n’y a pas d’yeux ici |
In this valley of dying stars | Dans cette vallée d’étoiles mourantes |
In this hollow valley |
Dans cette vallée creuse
|
This broken jaw of our lost kingdoms | Cette mâchoire brisée de nos royaumes perdus |
In this last of meeting places | En cet ultime lieu de rencontre |
We grope together | Nous tâtonnons ensemble |
And avoid speech | Evitant de parler |
Gathered on this beach of the tumid river |
Rassemblés là sur cette plage du fleuve enflé
|
Sightless, unless | Sans regard, à moins que |
The eyes reappear | Les yeux ne reparaissent |
As the perpetual star | Telle l’étoile perpétuelle |
Multifoliate rose | La rose aux maints pétales |
Of death’s twilight kingdom |
Du royaume crépusculaire de la mort
|
The hope only | Le seul espoir |
Of empty men. | D’hommes vides. |
V | |
Here we go round the prickly pear | Tournons autour du figuier |
Prickly pear prickly pear | De Barbarie, de Barbarie |
Here we go round the prickly pear |
Tournons autour du figuier
|
At five o’clock in the morning. | Avant qu’le jour se soit levé |
Between the idea | Entre l’idée |
And the reality | Et la réalité |
Between the motion | Entre le mouvement |
And the act |
Et l’acte
|
Falls the Shadow | Tombe l’ombre |
For Thine is the Kingdom | Car Tien est le Royaume |
Between the conception | Entre la conception |
And the creation | Et la création |
Between the emotion |
Entre l’émotion
|
And the response | Et la réponse |
Falls the Shadow | Tombe l’ombre |
Life is very long | La vie est très longue |
Between the desire | Entre le désir |
And the spasm |
Et le spasme
|
Between the potency | Entre la puissance |
And the existence | Et l’existence |
Between the essence | Entre l’essence |
And the descent | Et la descente |
Falls the Shadow |
Tombe l’ombre
|
For Thine is the Kingdom | Car Tien est le Royaume |
For Thine is | Car Tien est |
Life is | La vie est |
For Thine is the | Car Tien est |
This is the way the world ends |
C’est ainsi que finit le monde
|
This is the way the world ends | C’est ainsi que finit le monde |
This is the way the world ends | C’est ainsi que finit le monde |
Not with a bang but a whimper. | Pas sur un boum, sur un murmure |
Thomas Stearns Eliot, La Terre vaine et autres poèmes [1922; 1976 pour la traduction française], Éditions du Seuil, Collection Points Poésie, 2006. Traduction de Pierre Leyris.
Ping : The Hollow Men — de paysage en paysage – thilognedierrysite