La magie du verbe : éblouissement, hallucination, sidération, admiration…
Fabrice Lucchini en transe, « Fou de Dieu littéraire » chez Bernard Pivot ci-dessous vidéo INA, visible sur YouTube, c’est aussiICI
Le 3 avril 1998, Fabrice Luchini était invité à la télévision par Bernard Pivot et d’autres invités tels Jacqueline de Romilly et Éric Orsenna et fait son show habituel mais nous parle aussi avec passion et sincérité et de manière éblouissante de poésie à partir de son interprétation des poèmes Cabaret Vert et Vagabonds d’Arthur Rimbaud et de la fable Le Lion amoureux de La Fontaine. Magie du verbe, éblouissement, hallucination, sidération, admiration et en même temps inquiétude sur le pouvoir de persuasion que peut exercer le verbe sur nos consciences et nos âmes lorsqu’il se déploie avec une technique si aboutie et un talent si extrême qu’il en devient magique…
« Amour, amour… Quand tu nous tiens, on peut bien dire : Adieu prudence… »
Un simple quatrain d’Arthur Rimbaud transmis par Verlaine
L’étoile a pleuré rose … (1871)
L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles, L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain.
Arthur Rimbaud
Pour un commentaire très complet de ce poème, c’est ICI
J’aurais pu également utiliser comme légende de cette photo (dont je ne connais pas l’auteur) ces vers d’André Breton :
Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical Au dos de vif-argent Au dos de lumière À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée Et de chute d’un verre dans lequel on vient de boire Ma femme aux hanches de nacelle Aux hanches de lustre et de pennes de flèche Et de tiges de plumes de paon blanc De balance insensible Ma femme aux fesses de grès et d’amarante Ma femme aux fesses de dos de cygne Ma femme aux fesses de printemps
Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie, Verse l’amour brûlant à la terre ravie, Et, quand on est couché sur la vallée, on sent Que la terre est nubile et déborde de sang ; Que son immense sein, soulevé par une âme, Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme, Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons, Le grand fourmillement de tous les embryons !
Et tout croît, et tout monte !
– Ô Vénus, ô Déesse ! Je regrette les temps de l’antique jeunesse, Des satyres lascifs, des faunes animaux, Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde ! Je regrette les temps où la sève du monde, L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts Dans les veines de Pan mettaient un univers ! Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ; Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ; Où, debout sur la plaine, il entendait autour Répondre à son appel la Nature vivante ; Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante, La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu ! Je regrette les temps de la grande Cybèle Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle, Sur un grand char d’airain, les splendides cités ; Son double sein versait dans les immensités Le pur ruissellement de la vie infinie. L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie, Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux. – Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses, Et va, les yeux fermés et les oreilles closes. Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi, L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi ! Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle, Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ; S’il n’avait pas laissé l’immortelle Astarté Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume, Montra son nombril rose où vint neiger l’écume, Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs, Le rossignol aux bois et l’amour dans les coeurs !
II
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère, Aphrodite marine ! – Oh ! la route est amère Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ; Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! – Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste. Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste, Parce qu’il a sali son fier buste de dieu, Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu, Son cors Olympien aux servitudes sales ! Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles Il veut vivre, insultant la première beauté ! – Et l’Idole où tu mis tant de virginité, Où tu divinisas notre argile, la Femme, Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme Et monter lentement, dans un immense amour, De la prison terrestre à la beauté du jour, La Femme ne sait plus même être courtisane ! – C’est une bonne farce ! et le monde ricane Au nom doux et sacré de la grande Vénus !
III
Si les temps revenaient, les temps qui sont venus ! – Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! Au grand jour, fatigué de briser des idoles, Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux, Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux ! L’Idéal, la pensée invincible, éternelle, Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle, Montera, montera, brûlera sous son front ! Et quand tu le verras sonder tout l’horizon, Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte, Tu viendras lui donner la Rédemption sainte ! – Splendide, radieuse, au sein des grandes mers Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers L’Amour infini dans un infini sourire ! Le Monde vibrera comme une immense lyre Dans le frémissement d’un immense baiser !
– Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.
Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière ! Et le rayon soudain de la beauté première Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair ! Heureux du bien présent, pâle du mal souffert, L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! La Pensée, La cavale longtemps, si longtemps oppressée S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !… Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi ! – Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ? Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ? Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ? Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ? Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse, Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ? – Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève, D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature Le ressuscitera, vivante créature, Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…
Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères ! Singes d’hommes tombés de la vulve des mères, Notre pâle raison nous cache l’infini ! Nous voulons regarder : – le Doute nous punit ! Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile… – Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !…
Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts Dans l’immense splendeur de la riche nature ! Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !… – C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !…
IV
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! Ô renouveau d’amour, aurore triomphale Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros, Kallipyge la blanche et le petit Éros Effleureront, couverts de la neige des roses, Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses ! – Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots, Blanche sous le soleil, la voile de Thésée, Ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée, Tais-toi ! Sur son char d’or brodé de noirs raisins, Lysios, promené dans les champs Phrygiens Par les tigres lascifs et les panthères rousses, Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses. – Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague. Il tourne lentement vers elle son oeil vague ; Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur, Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt Dans un divin baiser, et le flot qui murmure De son écume d’or fleurit sa chevelure. – Entre le laurier-rose et le lotus jaseur Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ; – Et tandis que Cypris passe, étrangement belle, Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins, Étale fièrement l’or de ses larges seins Et son ventre neigeux brodé de mousse noire, – Héraclès, le Dompteur, qui, comme d’une gloire, Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion, S’avance, front terrible et doux, à l’horizon !
Par la lune d’été vaguement éclairée, Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus, Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile, La Dryade regarde au ciel silencieux… – La blanche Séléné laisse flotter son voile, Craintive, sur les pieds du bel Endymion, Et lui jette un baiser dans un pâle rayon… – La Source pleure au loin dans une longue extase… C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase, Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé. – Une brise d’amour dans la nuit a passé, Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres, Majestueusement debout, les sombres Marbres, Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid, – Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !
Arthur Rimbaud, 29 avril 1870
Rimbaud n’avait que 16 ans quand il a écrit ce poème…
Rimantas Dichavicius, ce photographe lituanien qui a commencé sa carrière à l’ère soviétique, né en 1937, est l’un de mes photographes préféré. Son thème de prédilection est la femme dans la nature et ses photographies à la fois si pures et sensuelles m’ont semblé dignes d’accompagner ce poème de Rimbaud. Je ne résiste pas à vous livrer l’une de ses professions de foi qui préface l’un de ses livres et qui fait écho à ce poème :
The present publication is like a poem of images through which attempt was made to portray youth — its unique beauty, its blazing radiance and its dreams. Youth which runs barefooted on the paths and in the meadows of a native country, or along a sandy seashore. Youth which is caressed by sun rays and by a cool Baltic wave. Youth needs no adornments either gold or gems. Youth itself like a pearl radiates purity and life. However, youth can be percepted only restrocpectively and from a distance. Man has been always and everywhere searching for beauty — in the verdure and in the peaceful flight of a bird, in glazing sunrises and sunsets, in a slender waist line of a beloved woman. However, the relentless flow of time changes everything. Beauty as well. Nothing but art is able to best reflect beauty, to immortalise and preserve it for future generations. What does beauty give to the man, why does he strive for it ? A scientist, philosopher, artist, teen-ager or an old sage, everyone would answer differently, and, still, everyone would be right.
As beauty is truth. Beauty is perfection. Beauty is the acme* of nature’s creation. Beauty is the trace of a genius. Beauty is a miracle. Beauty is a spiritual radiance. Beauty is love. Beauty is virtue. Feminine beauty is a miracle of nature. It accompanies love, and love means coming in touch with eternity
Rimantas Dichavicius
L’acmé : (du grec ancien ἀκμή, « apogée ») désigne le point extrême d’une tension, d’un propos ou d’une situation. Appliqué à une civilisation, le terme évoque son apogée.
Arthur Rimbaud (1854-1891) – photo d’Etienne Carjat en 1872
Le Bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et des lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. − Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : − Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. O que ma quille éclate ! O que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
°°°
Le poème composé de 25 quatrains d’alexandrins a été composé à la fin de l’été 1871 soit juste avant sa montée à Paris, soit après son arrivée, autour du 15 septembre, alors qu’il logeait chez les Mauté, les parents de la femme de Verlaine d’où il sera renvoyé quelques jours plus tard pour sa mauvaise conduite… Rimbaud n’avait alors que 16 ans.
George Caleb Bingham – trappeurs descendant le Missouri, vers 1845
A l’heure où le ciel rose impose son grand cœur Comme on pose un baiser sur le front d’une femme, Je m’en vais jusqu’au lac pour y voir votre flamme Surgir de l’onde calme et réchauffer mon pleur.
Et je peins, Angela, je peins dans la douleur, Je peins sur la grand’ toile étoilée de mon âme Votre esprit qu’il me reste, et qui sur l’eau s’exclame ; Je peins, doux m’écriant : « Revoici la couleur ! »
Puis je danse toujours près du chevalet rouge, Et je sens votre mort soudainement qui bouge, S’approchant pour glisser au profond de mes mains ;
Et nous tournons, tournons, ainsi qu’en ma mémoire, Quand les soirs nous allions jusqu’aux petits matins Nager dans un poème et peindre la nuit noire.
1870-1871 : trois années de fulgurances – l’éclosion d’un génie
année 1869 : Rimbaud vit à Charleville avec sa mère, son frère aîné et ses deux sœurs cadettes. Il n’a pratiquement jamais connu son père, un militaire de carrière. Sa mère, Vitalie Rimbaud est une femme austère, soucieuse de respectabilité qui fait régner une atmosphère étouffante dans sa maison, Arthur la surnommera « La Mother », « La Bouche d’ombre » ou « La Daromphe »… Elève au collège municipal de Charleville, il y poursuit des études brillantes et collectionne de nombreux prix; en juillet 1869, il remporte avec facilité les épreuves du Concours académique de composition latine sur le thème « Jugurtha ». Le principal du collège Jules Desdouets aurait dit de lui : « Rien d’ordinaire ne germe dans cette tête, ce sera le génie du Mal ou celui du Bien. » Ces succès lui donne confiance en ses capacités mais intérieurement il supporte mal cette période de sa vie comme le laisse deviner ce poème d’enfance, intitulé Les poètes de sept ans :
Tout le jour il suait d’obéissance ; très Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits, Semblaient prouver en lui d’âpres hypocrisies. Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies, En passant il tirait la langue, les deux poings À l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
année 1870 : passé en classe de rhétorique, il se lie d’amitié avec son professeur, Georges Izambard, qui lui fera découvrir, au grand dam de Vitalie Rimbaud, la littérature de l’époque, notamment les Misérables de Victor Hugo.
janvier 1870 : un premier poème, Les Etrennes des orphelins, paraît dans La revue pour tous. Son orientation poétique s’inspire alors des poètes parnassiens.
24 mai 1870 : Rimbaud qui songe à se rendre à Paris envoie trois poèmes à Théodore de Banville, chef de file du Parnasse, Ophélie, Sensation et Credo in unam, et proclame qu’il souhaite « devenir parnassien ou rien ». Il a alors quinze ans et demi.
29 août 1870 : à l’occasion des vacances d’été, Rimbaud fait sa première fugue et prend le train pour Paris mais contrôlé à la gare du Nord, il est arrêté pour billet de transport irrégulier.
Vitalie Rimbaud
septembre 1870 : Le 1er septembre se déroule la bataille de Sedan qui voit la défaite de l’armée française face à l’armée prussienne qui se dirige vers Paris pour en mener le siège. Rimbaud envoie alors une lettre à George Izambard pour lui demander de l’aide. Celui-ci paye alors l’amende de Rimbaud et le billet de train pour Douai où il réside alors. Rimbaud prend alors la direction de Douai juste avant l’encerclement de la capitale par l’armée prussienne le 19 septembre. ll y séjournera 3 semaines redoutant son retour à Charleville. Il y fait la connaissance de Paul Demeny, poète et éditeur à qui il confie un recueil de poèmes et manifeste le souhait de s’enrôler, comme son professeur, dans la Garde nationale pour lutter contre les prussiens mais sa demande sera refusée compte tenu de son jeune âge. Izambard qui a prévenu Vitalie Rimbaud de la présence de son fils chez lui reçoit l’ode de le renvoyer. Il accompagne celui-ci à Charleville où il assiste aux retrouvailles orageuses de la mère et du fils qui reçoit une volée de gifles…
6 octobre 1870 : Rimbaud fait une nouvelle fugue. Paris étant en état de siège, il se rend à Charleroi où il tente, sans succès, de se faire embaucher comme journaliste. Il se rend alors à Bruxelles, puis de nouveau à Douai où il remet à Demeny un recueil de poèmes mais où Izambard, sur l’ordre de Vitalie Rimbaud, le fait ramener à Charleville entre deux gendarmes.
octobre / novembre 1870 : Compte tenu de la guerre, la réouverture du collège prévue en octobre a été retardée. le 25 novembre 1870, le Progrès des Ardennes publie un poème de Rimbaud sous le pseudonyme de Jean Baudry : Le rêve de Bismarck où il prévoit la défaite de Bismarck à Paris.
février 1871 : le siège de Paris est levé et Rimbaud fait une nouvelle fugue vers la capitale. Il essaie d’entrer en contact avec des révolutionnaires comme Jules Vallès et Eugène Vermersch et le milieu littéraire. C’est à ce moment qu’il fait la connaissance du caricaturiste André Gill qui fera de lui plusieurs caricatures dont l’une le représente à califourchon sur la proue d’un navire en référence à son poème Le bateau ivre.
Rimbaud par André Gil
13 et 15 mai 1871 : Rimbaud rejette la poésie des romantiques et des Parnassiens et dans deux lettres, l’une à Izambard et l’autre à Demeny, déclare rejeter « la poésie subjective », proclame sa différence et déclare sa volonté de devenir « voyant », par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».
21 au 28 mai 1871 : la semaine sanglante marque l’épilogue de la Commune avec l’exécution en masse des Communards par les Versaillais. Il semble que Rimbaud était retourné à Charleville avant le début de la Commune bien que certains témoignages attestent de sa présence à Paris durant ces évènements. D’après Georges Izambard, Rimbaud aurait rédigé une « constitution communiste ». Quoi qu’il en soit, le poète a très vivement ressenti le drame de la Commune. Selon Verlaine, c’est après la semaine sanglante que Rimbaud aurait composé son plus beau poème : Les Veilleurs.
août 1871 : dans son poème parodique, Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, Rimbaud critique la poétique de Banville. Verlaine l’invite à Paris : « Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend ! »
15 septembre 1871 : Rimbaud arrive à Paris. Il est successivement logé par Verlaine, rue Nicolet, puis chez Charles Cros, André Gill, Ernest Cabaner et même quelques jours chez Théodore de Banville envers qui il ne ménageait pourtant pas ses critiques.
30 septembre : Dîner dit des « Vilains Bonhommes » où il est accueilli par ses pairs.
20 octobre : il fête ses 17 ans au moment où il a atteint sa pleine maturité poétique.