Emily Carr est une artiste peintre canadienne devenue une véritable icône dans son pays. Son enfance s’est déroulée à Victoria en Colombie britannique où son père, Richard Carr, un émigré britannique avait, après des années d’errance, monté un commerce d’épicerie en gros et de vente d’alcool. Elle était la seconde plus jeune enfant d’une fratrie de neuf enfants. Sa mère Emily (née Saunders) qui était atteinte de tuberculose ne semble pas avoir joué un rôle important dans sa vie. Elle semblait plus proche de son père jusqu’au moment où un évènement survenu durant son adolescence qu’elle qualifiera pudiquement dans ses mémoires de «révélation brutale» détruisit irrémédiablement leur relation. L’enfant exubérante qui adorait courir dans les champs et jouer avec les animaux va alors s’isoler et se consacrer au dessin puis à la peinture au grand dam de sa famille qui ne la comprenait pas.
Ses premières aquarelles – paysage près de Plumbers Pass, vers 1895 (3)
Elle est âgée de 18 ans à la mort de ses parents et très vite l’autorité de sa sœur aînée qui a endossé le rôle des parents va lui devenir pesante. Elle parvient finalement à échapper à cette tutelle en obtenant l’accord de son tuteur légal pour suivre des études d’art, de 1889 à 1893, à la California School of Design de San Francisco. À l’issue de cette formation, elle retourne à Victoria et peint des aquarelles de paysages de lacs et de montagnes autour de Vancouver (3). Pour se créer quelques revenus, elle aménage une ancienne étable de la propriété familiale pour donner des cours de dessin à des enfants. C’est à cette époque, qu’elle commence à s’intéresser à l’art des peuples autochtones de l’ouest canadien. À l’été 1899, elle s’est rendu en bateau sur la côte ouest de l´île de Vancouver une école missionnaire à proximité du village d’Ucluelet ou vit la communauté indigène Nuu-chah-nulth et a fait des esquisses (5). Comme le montre ces deux aquarelles, sa peinture n’est alors pas encore personnalisée et son style est très réaliste et académique..
Emily Carr – Ada and Louisa outside Cedar Canim’s House, Ucluelet, 1899 – aquarelle (5)
Les années de découverte et de formation : premières nations et Europe
Consciente de ses lacunes et soucieuse de s’ouvrir à des expériences artistiques nouvelles, elle quitte en 1899 la Colombie britannique pour l’Angleterre où elle séjournera près de cinq années pour se former. Après s’être inscrite à la Westminster School of Art, elle est introduite auprès des peintres de la St Ives School qui promouvaient la peinture en plein air (dessin 6 ci-contre) et prend des cours à l’école créée par le peintre germano-britannique Hubert von Herkomer. Elle est rejointe par sa sœur Alice avec laquelle elle visitera le Devon et la Cornouaille et fera de brefs voyages en Ecosse et à Paris mais elle tombe malade et va devoir séjourner une longue période de 15 mois dans un sanatorium du Suffolk. Elle ne pourra regagner le Canada qu’en 1905.
Dés son retour, elle continue de manifester son intérêt passé pour la culture autochtone et en juillet 1907 se rend par bateau avec sa sœur Alice en Alaska. Elle découvre à cette occasion l’art monumental des «First nations» de cette contrée qui va décider de sa vocation : « Ma voie était trouvée. J’allais peindre les mâts totémiques dans les sites où ils étaient implantés dans le but de constituer une collection aussi complète que possible ». En 1908 et 1909, elle effectuera plusieurs voyages auprès des communautés indiennes de Sechelt, Lytton, Hope, Alert Bay et de Campbell River pour étudier leur patrimoine matériel, en particulier les maisons, les mâts totémiques (dessin 7 ci-contre) et les masques tout en continuant à peindre et enseigner l’art à Vancouver. Son séjour formateur en Angleterre l’avait laissé sur sa faim et elle éprouve de nouveau le besoin de parfaire sa formation aussi en juillet 1910, elle rassemble ses économies et décide de se rendre en France compléter sa formation.
Après avoir suivi un moment les cours de l’Académie Colarossi qui dispensait un enseignement moins académique que celui dispensé à l’Ecole des beaux-arts de Paris. Elle s’initie au travail des Fauves, ces artistes français surnommés les « bêtes fauves » en raison de leur emploi audacieux de la couleur vive puis elle s’installe en 1911 à Crécy-en-Brie où elle travaille sous la direction du peintre anglais de plein air William Phelan « Harry » Gibb qui aura une grande influence sur sa manière de composer le paysage en jouant sur la perspective, l’échelle et la vibration des couleurs. C’est lui qui lui conseillera de dissocier le traitement du ciel et du paysage par la simple utilisation des effets du pinceau. Avant de rentrer au Canada, elle effectue un dernier séjour de quelques semaines à Concarneau auprès de la peintre néo-zélandaise Frances Mary Hodgkins. Au dessus à gauche : tableau de Gibb(8) peint en 1912. On retrouve certains éléments caractéristiques du futur style d’Emily Carr. Ci-dessous : le tableau Arbres (10) fait penser au style de Van Gogh.
Emily Carr – Paysage d’automne en Arbres en France, 1911 – (9) & (10)
Emily Carr dans les Cariboo Mountains, 1904 (11)
Le retour au Canada
Elle revient au Canada en 1911, riche d’un acquis artistique précieux à partir duquel elle a développé un style personnel audacieux et coloré fortement influencé par le fauvisme et le postimpressionnisme. Après un séjour réparateur dans un ranch des Cariboo Mountains appartenant à des amis, elle s’installe dans l’ouest canadien, à Vancouver et, fidèle à ses premiers engagements, s’engage dans le projet ambitieux d’établir une collection de peintures des productions artistiques des villages autochtones de la côte nord-ouest du Pacifique et en particulier des sculptures et des mâts totémiques. L’achèvement de la ligne Canadian Pacific railway en 1886 qui relie les deux extrémités du Canada a eu pour conséquence l’occupation des territoires indiens par des colons britanniques et le bouleversement du mode de vie des autochtones et elle se fixe la mission de fixer sur la toile les dernières traces de leur culture. C’est ainsi qu’en 1912, elle va entreprendre un grand voyage de six semaines pour faire des esquisses dans quinze villages situés sur la côte de la Colombie-Britannique et plus particulièrement ceux des tribus Kwakwaka’wakws (au nord-est de l’île de Vancouver et centre de la colombie britannique) et de l’archipel Haida Gwaii et près de la rivière Skeena au cours duquel elle se documente sur l’art des tribus amérindiennes Haida, Gitksan et Tsimshian. Elle tirera de ce voyage plus de deux cent toiles qu’elle exposera sur place dans différentes villes de l’ouest canadien pour faire connaitre aux populations nouvellement installées l’héritage et les traditions des autochtones.
Emily Carr – Totem en Alaska, 1907 (12) et à Kitsegyukla, 1912 (13)
Ce qu’est le potlatch ( texte de l’Encyclopédie canadienne)
« D’un point de vue historique, le potlatch était une cérémonie de remise de cadeaux très élaborée et régie par des rites précis commune à la plupart des peuples autochtones de la côte nord-ouest. Ce rituel était aussi commun dans les groupes dénués ou athapascans de l’intérieur du subarctique de l’ouest, mais les pratiques et la formalité variaient entre tous les groupes. Ces communautés autochtones organisaient des potlatchs pour souligner des événements sociaux d’importance comme les mariages, les naissances et les funérailles. Le potlatch, (du mot chinook patshatl, a pour fonction de conférer un statut et un rang à des individus ou à des groupes et des clans apparentés, et de revendiquer des noms, des pouvoirs et des droits sur des territoires de chasse et de pêche. Les individus hauts-gradés accumulent, au fil du temps, voire pendant des années, des richesses sous forme de biens d’utilisation courante comme des armes à feu, des couvertures, des vêtements, des coffres en cèdre sculpté, des canots et de la nourriture et des symboles de prestige comme les esclaves et les cuivres. Les hôtes offrent ensuite ces biens à leurs invités en guise de présents. Ils peuvent aussi les détruire avec grande cérémonie pour démontrer une générosité, un statut et un prestige supérieurs à leurs rivaux. Un grand potlatch peut durer plusieurs jours et comporter un festin, des danses des esprits et des représentations théâtrales. En plus d’avoir des fonctions de redistribution économique et de filiation, le potlatch maintient la solidarité communautaire et les relations hiérarchiques au sein des bandes et des nations et entre celles-ci. Le gouvernement fédéral intolérant adopte une modification à la Loi sur les Indiens pour interdire le potlatch de 1884 à 1951, soi-disant parce que le traitement de la propriété personnelle est perçu comme étant gaspilleur, irresponsable et anti-chrétien. En adoptant cette stratégie d’assimilation, le gouvernement et les partisans de l’interdiction n’ont pas compris l’importance symbolique du potlatch et sa valeur communale (et individuelle) d’échange économique. Le dernier grand potlatch, celui de Daniel Cranmer, un Kwakwaka’wakw d’Alerte Bay, en Colombie-Britannique, a lieu en 1921 (9 années après la venue d’Emily Carr sur place). Les biens sont saisis par des agents du ministères des Affaires indiennes et des accusations sont déposées. Au moment de l’abrogation de l’interdiction en 1951, surtout en raison de la difficulté à l’appliquer et du changement des mentalités, les identités autochtones traditionnelles s’étaient effritées et les relations sociales étaient perturbées. »
Emily Carr – Kispiox Village, 1929 (16) et Totem Mother, Kitwancool (détail), 1928 (17)
Les années de galère et l’accession à la notoriété
Son style avant-gardiste en rupture avec le style académique du moment surprenait une population très conservatrice sur le plan artistique. Ne parvenant pas à vivre de son art, Emily sera contrainte afin d’assurer sa subsistance et grâce au produit de son héritage familial, de monter une petite affaire de location de chambre et de garde et d’élevage d’animaux domestiques (18). Elle cultive des fruits, fait de la poterie et confectionne des tapis décorés de motifs indiens destinés aux touristes. Ces travaux domestiques l’éloigneront malheureusement pour un temps de la peinture, au moins jusqu’à l’année 1927 où un événement providentiel va lui faire retrouver ses pinceaux.
En effet l’année 1927 est celle d’un brusque et heureux retournement de la situation, Emily a alors 56 ans et vit éloignée de la peinture mais le hasard fait qu’un ethnologue canadien découvre son travail passé sur les populations autochtones et en avertit le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa qui va la sortir de son isolement en l’invitant à présenter ses toiles dans une exposition itinérante sur l’art autochtone prévue débuter en novembre. Le but recherché par les initiateurs de l’exposition était de révéler les liens qui pouvaient relier l’art autochtone à celui des peintres modernes du Canada, alors principalement mené par le groupe des Sept, dans le but d’aider à la définition d’un patrimoine national. L’intérêt des autorités canadiennes pour son œuvre passée, la rencontre avec les membres du Groupe des Sept qui vont la considérer comme leur égale, la découverte de leur peinture novatrice et exaltante vont lui ouvrir des perspectives nouvelles et renouveler son ambition. » Leurs toiles parlent directement à mon âme « , écrira-t-elle par la suite. » Grandeur et courage animent ces artistes. Je sais qu’ils élaborent un art digne de notre magnifique pays et je veux apporter ma pierre à l’édifice, faire une marque modeste pour l’Ouest, faire ma part en tant que femme. »
Son isolement artistique cesse enfin et les dix années qui vont suivre seront celles de sa grande période créatrice. Elle multiplie les excursions dans l’ouest canadien, peignant des tableaux audacieux quasi hallucinatoires.C’est durant cette période qu’elle tissera des liens étroits avec les peintres Lawren Harris du groupe des Sept (29) qui deviendra son mentor et guide spirituel et Mark Tobey, un peintre américain qui était présent à Seattle en 1922 et à Victoria en 1928 en même temps qu’elle et qui deviendra son ami. Ces peintres exerceront une influence profonde sur son œuvre en l’orientant vers l’expression d’une certaine spiritualité par la mise en scène d’un formalisme de type expressionniste et post-cubiste. Mark Tobey, fasciné par l’Asie (il s’était converti à la foi bahá’íe) avait créé une esthétique très personnelle basée sur les formes abstraites et fluides que généraient la calligraphie chinoise et la stylisation graphique des peuples premiers. Pendant quelques années, c’est dans un style intégrant ces apports riches et variés venus d’horizons divers qu’Emily Carr peindra désormais des totems pour témoigner de ce qu’elle pressentait alors comme une tragédie, celle de la prochaine disparition de l’art autochtone accompagnant le déclin des communautés natives.
Sublimation du paysage canadien : la nature sous tension
Après 1932, son travail va se déplacer vers un nouveau thème, celui de la représentation des paysages de forêt, de mer, de ciel et de montagne du Canada dans une composition d’ensemble fortement rythmée et calligraphique et dans laquelle apparaissent les lignes de forces qui structurent le paysage. Le résultat est un style personnel très original où l’on retrouve, si on voulait à tout prix comparer son travail à celui de ses collègues américains et européens, des éléments de styles picturaux appartenant à Georgia O’Keeffe (1887-1986) qu’elle avait rencontré en 1930 lors d’un voyage à New York et à Vincent van Gogh (1853-1890) dont elle avait certainement pris connaissance des œuvres lors de son séjour en France. (22) – Photo de gauche : 1934, dans sa caravane baptisée « Eléphant » durant un voyage de peinture sur le motif avec des amis. Photos ci-dessous : influences Georgia O’Keeffe et Van Gogh.
Van Gogh – Racines et troncs d’arbres, 1890 (23) et Georgia O’Keeffe – Birch and Pine Tree, 1925 (24) et Maple and Cedar, 1922 (25)
Tableaux d’Emily Carr faisant référence à Van Gogh (26) et Georgia O’Keeffe ( 27 & 28)
Arthur Lismer, Emily Carr and the Group of Seven, c. 1927 – De gauche à droite : J.E.H. MacDonald, Frederick Varley, Franklin Carmichael, Arthur Lismer, A.Y. Jackson, Lawren Harris, Franz Johnston, and Emily Carr. (29)
Le contexte politique et artistique de l’époque
C’est juste avant la Première guerre mondiale que de jeunes artistes canadiens se réunissent à Toronto pour jeter les bases d’une pratique artistique qui s’affranchirait de l’académisme de la peinture européenne qui prédominait alors dans le pays et refléterait l’identité canadienne. Ils viennent de visiter à Buffalo l’Exhibition of Contemporary Scandinavian Art qui les a enthousiasmé et sont revenus avec un fervent désir de peindre les territoires sauvages du Nord canadien avec autant de ferveur et d’intensité que les peintres scandinaves peignaient leurs paysages mais il faudra attendre 1920 pour que le groupe ait une existence officielle. Entre temps, certains des membres de ce groupe avaient participé à la guerre en Europe et avaient découverts les courants d’avant-garde de la peinture du vieux continent. Selon eux, l’immensité d’une nature sauvage préservée et pleine de vitalité figurait parmi les caractéristiques essentielles de l’identité canadienne et se devait être exaltée et magnifiée par un style spécifique au formalisme audacieux et vigoureux. Certains d’entre eux renforçaient encore ce style expressionniste par l’utilisation de couleurs vives et crues. Ces jeunes peintres, dont certains étaient animés d’un esprit romantique et même mystique influencé par l’idéologie naturaliste professée aux Etats-Unis par le théoricien Henry David Thoreau et le poète Walt Whitman, formaient ce que l’on a alors appelé le groupe des Sept qui était composé de Franklin Carmichael, Lawren Harris, A. Y. Jackson, Frank Johnston, Arthur Lismer, J.E.H. MacDonald et Frederick Varley, entraînant dans son sillage d’autres peintres qui nourrissaient les mêmes objectifs tel Tom Thomson, J.E.H. MacDonald et Emily Carr, cette dernière se distinguant de ses collègues par l’affirmation d’un style expressionniste marqué dégageant une extrême tension. Ces pionniers seront soutenus dés 1927 par les autorités culturelles canadiennes qui cherchaient comme on l’a vu plus haut à promouvoir un art authentiquement national qui se distinguerait des arts européen et des Etats-Unis et refléterait l’identité canadienne.
Pot pourri tableaux de paysages (30 à 39) (cliquez sur les photos pour les agrandir et les faire défiler)
La forêt canadienne pour Emily carr : une violente mise sous tension…
Emily Carr – Somberness Sunlit, 1838-40 – (40)
Emily Carr – Red Cedar, 1931 – (41)
Emily Carr, une peintre chamanique
La forêt présente à l’homme une image trompeuse. A premier abord, elle paraît le plus souvent calme, au repos, chargée d’immobilité. Il y règne le plus souvent un profond silence, à peine troublé par quelques chants d’oiseaux, de soudains bruissements fugitifs de feuillages, de craquements de branches mortes ou le gazouilli d’un ruisseau mais l’homme n’est jamais tout à fait dupe de cette apparence de paix et de sérénité puisqu’il éprouve toujours au contact de la forêt, quand bien même elle apparaîtrait comme le plus pacifique et le plus accueillant des lieux, un vague sentiment d’inquiétude et parfois même une pointe d’angoisse. Tous ceux qui un jour se sont retrouvés seuls au cœur d’une forêt profonde loin des autres hommes savent de quoi je parle. Ce sentiment d’inquiétude provient de loin, il remonte du plus profond de nous-mêmes et constitue sans doute une réminiscence de souvenirs très anciens qui datent des lointaines origines, des temps où nos ancêtres étaient totalement tributaires de la forêt pour survivre et constituaient une proie parmi les proies pour les prédateurs qui la peuplaient. La forêt était alors le siège de puissances terribles capables de provoquer leur perte et ils devaient en conséquence leurs vouer une dévotion craintive et respectueuse. Vivant en symbiose avec la sylve et à l’écoute du temps — non pas le temps accéléré dans lequel nous vivons aujourd’hui — mais le temps élastique des instants présents qui s’étendent,se prolongent et se renouvellent indéfiniment, les premiers hommes avaient su discerner et ressentir la présence de l’énergie colossale née des épousailles du soleil, de l’eau et de la Terre, énergie vitale qui irrigue et anime la nature et la régénére par la naissance et la mort. Cette énergie est le plus souvent invisible car elle circule cachée à l’intérieur des êtres et des choses et ses effets apparaissent lointains quand on les mesure à l’aune de l’échelle si courte du temps humain mais nos ancêtres savaient la percevoir et la ressentir au sein te toute chose, inerte ou animée. Nous avons depuis longtemps déserté les forêts, de notre propre initiative ou contraints, et cet abandon nous a permis d’évoluer et d’être aujourd’hui ce que nous sommes mais cette longue symbiose passée avec la sylve a laissée en nous une empreinte prégnante qui fait que nous sommes encore aujourd’hui tout à la fois attiré et repoussé par elle et saisis par la même crainte respectueuse qu’elle provoquait auprès de nos ancêtres.
Emily Carr, dans ses expéditions dans l’ouest canadien a pris conscience de cette fantastique énergie invisible que recelaient les forêts en contemplant les sculptures et les mâts totémiques des populations indiennes du Nord-Ouest du continent américain qui avaient pour fonction de révéler ces forces et les célébrer. Là où l’homme des villes voyait une nature figée et statique, la jeune femme percevait la lutte menée par les différentes espèces végétales pour la conquête de l’espace vital et la lumière, imaginait le système racinaire des cèdres et des pins géants s’enfoncer profondément dans le sol et s’y cramponner avec ténacité pour équilibrer par une force de résistance égale la poussée exercée par les forces destructrices des tempêtes qui voulaient les abattre (fig.27). Elle imaginait, au cœur même de la matière ligneuse, dans le réseau dense formé par la réunion de millions de minuscules vaisseaux capillaires, la lente remontée jusqu’à la canopée de la sève nourricière qui, à l’échelle de la forêt toute entière, finissait par constituer des fleuves immenses, elle voyait dans l’apparition soudaine de la lumière de l’aube au travers des troncs et des frondaisons, l’irruption violente d’une puissante onde de lumière à la consistance presque matérielle qui, à la manière d’une bourrasque de tempête, secouait la forêt en faisant frémir ses arbres (fig.26). Enfin, lorsque certains arbres parvenaient, après avoir triomphé de leurs semblables dans la course à la lumière, à se dégager de la masse végétale et à lancer, telles des flèches, leur cimes aiguisées vers les hauteurs, elle voyait ces cimes percer la surface du ciel et, de la même manière que l’extrémité d’une tige de bois ride la surface de l’eau, mettre en branle le ciel tout entier. (fig. 28, 29 & 30). Les titres qu’elle donnait à certains de ses tableaux exprimaient cette vision dynamique et mouvante de la forêt sujette à des forces puissantes que quelqu’un a décrit, pour qualifier son travail de « vortex furieux de vie organique » comme dans le cas des tableaux « Spiralling Tree » (fig.33) et « Dancing Sunlight » (fig.34). La vitalité de l’arborescence atteint parfois un degré tel que la forêt prend l’aspect d’un enchevêtrement inextricable et envahissant de végétaux comme dans les tableaux « Tangle » (fig.37) et « Strangled » (fig.38), exubérance qui conduit à une confusion des formes face à laquelle la perception se brouille (fig. 37 & 40).
À l’instar des peuples autochtones dont les totems dressés, sculptés dans le bois des grands arbres révélaient les forces et les esprits cachés de la forêt, Emily Carr, par le formalisme puissamment expressif, dynamique et rythmé de sa peinture, nous révélait son énergie vitale, sa violence contenue, sa sublime beauté et sa générosité. À la manière d’un chaman qui nous fait découvrir les mondes parallèles, elle nous dévoilait ce que nos yeux imparfaits ne nous permettaient pas d’appréhender, une réalité profonde et essentielle qui se cachait sous le calme trompeur des apparences.
La forêt en transe
Emily Carr – Ciel Bleu, 1936 (42) et Totems à Kitwancool, 1928 (43)
Emily Carr – Spiralling Tree, 1932-33 (44) et Dancing Sunlight, vers 1937 (45)
Emily Carr – Ceder, 1931 (46) et Cedar Sanctuary, 1942 (47)
William Henry Bartlett (1809-1854) est un illustrateur anglais né à Londres. Mis en apprentissage en 1822 chez John Britton, un architecte et antiquaire, en 1822, il y reçut une éducation à la fois théorique et pratique en étudiant et copiant des dessins architecturaux du passé et en visitant, avec Britton, des ruines anglaises célèbres ; il en fit des dessins détaillés qui devaient être gravés et devaient orner les propres publications de Britton. Au début, ces dessins étaient purement architecturaux, comme en témoignent ceux qui furent publiés dans le dernier tome de l’ouvrage en cinq volumes de Britton, The architectural antiquities of Great Britain […], paru à Londres en 1826 mais plus tard, en 1836, leur qualité paysagère poussèrent Britton à les publier dans un livre, Picturesque antiquities of the English cities […]. Bartlett a également illustré de ses nombreux dessins le livre de l’auteur écossais William Beattie, The Danube, its history, scenery, and topographie, paru à Londres en 1844. Bien que son apprentissage fut terminé, il continua à travailler comme compagnon pour Britton, tout en exécutant des dessins pour d’autres éditeurs londoniens, c’est ainsi qu’il a réalisé les illustrations pour le livre, Switzerland illustrated, publié en 1836 par l’éditeur George Virtue. pour ce faire, Bartlett a envoyé 108 dessins à la plume, au crayon et à la sépia à des graveurs, formés par l’artiste Joseph Mallord William Turner, qui les ont gravè à l’eau-forte sur des planches en acier. Les milliers de reproductions qu’on en a tiré témoignent de la réussite de Bartlett à satisfaire le goût populaire pour les sites pittoresques et le sublime des paysages de montagnes.
William Henry Bartlett – Représentations des Chutes du Rhin à Schaffhausen, 1836
Les cours d’eau et les cascades du Canada : l’eau violente
Bartlett s’est rendu à quatre reprises en Amérique du Nord : en 1836–1837 aux États-Unis pour réaliser des illustrations destinées au livre de Nathaniel Parker Willis intitulé American scenery […] , en 1838 au Canada afin d’exécuter des dessins pour un autre livre de Willis, Canadian scenery illustrated […], puis en 1841 et en 1852. Lors de ces voyages, il a représenté de nombreux paysages dans lesquels sont mis en scène les fleuves, les rivières et les chutes d’eau, thème pour lequel ses précédentes représentations des chutes du Rhin à Schaffhausen de 1836 montraient qu’il excellait. Parmi les nombreuses gravures réalisées lors de ses voyage en Amérique du Nord, nous nous sommes limités à publier quelques unes de celles relevant de ce thème.
W. H. Bartlett – Split Rock, St. John River (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Bridge at Bytown, Upper Canada (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Mill on the Rideau River, near Bytown (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Timber Slide and Bridge on the Ottawa river (Canadian Scenery).
Ses représentations des chutes du Niagara : une dimension sublime
W. H. Bartlett – Niagara Falls (from the top of the Ladder, on the American Side), 1839
W. H. Bartlett – Niagara Falls from the ferry., 1837
W. H. Bartlett – View Below Table Rock – Niagara Falls, New York ‘American Scenery), 1839
À comparer avec deux anciennes carte postales réalisées à partir de photographies
À gauche, carte postale de 1910 : point de vue sur la chute canadienne depuis Goat Island («Horseshoe Falls»). À droite, carte postale de 1907 : point de vue classique sur la chute américaine («American Falls, from Prospect Point. Niagara Falls»).
Ecriture et Métaphysique : Dire Dieu après la déconstruction – Thèse de François Nault à l’Université laval de Québec, 1998 – chapitre V – Du sublime p.176
Jesse Jacobs – portrait et autoportrait à ses débuts
Hyper imaginatif et talentueux, ce Jesse Jacobs qui vit et travaille actuellement à London, dans l’Ontario. Né sur la côte est du Canada dans le New-Brunswick, il a étudié à l’école des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, se spécialisant dans le dessin et l’estampe. Il a auto-édité plusieurs livres et expérimenté diverses techniques d’impression. Il a pour cela reçu le prix Gene Day en 2008. L’année suivante ses livres Small Victories et Blue Winter ont été présélectionnés au Doug Wright Awards pour Canadian Cartooning. Ses travaux figurent dans diverses anthologies, notamment dans les éditions 2012 et 2013 de The Best American Comics. Sa première œuvre publiée professionnellement, Even the Giants, est sortie en 2011 chez AdHouse Books. Deux de ses romans graphiques, publiés au Canada par Koyama Press : Et tu connaîtras l’univers et les dieux et Safari lune de miel ont été traduits et publiés en France par Tanibis.Quand il ne fait pas de bande dessinée, Jesse Jacobs dessine des skate-boards ou travaille pour la série d’animation Adventure Time.
Pot-pourri de quelques illustrations crées par Jesse Jacobs (cliquez sur chaque image pour l’agrandir)
« Do you see the northern lights? Yes Tom, I said, they’re very brilliant tonight. And he wound his hands, and out he’d go, and stand. And I kept on a roaring good fire, and Tom’d come in, warm his hands again, five below zero, and out he’d go. And just gaze at them. Finally about eleven thirty it would be, he said, I believe I can put that on canvas. Now, that « Northern Lights » was painted partly by lamp light, and walking out and lookin’ at it. How he did it, no one knows but Tom Thomson. » Mark Robinson, 1952 – Interview
Jeune fille plus belle que toutes nos légendes de retour à la maison que protègent les mères secrète et enjouée parmi les êtres de l’été elle aimait bien celui qui cache son visage
sur mon corps il ne reste que bruine d’amour au loin les songes se rassemblent à sa taille pour les bouquets d’eau de ses yeux trop beaux les yeux qu’elle a lui font trop mal à l’âme
jeune fille plus perdue que toute la neige les ans s’encordent sur mes longueurs de solitude et toujours à l’orée de ta distance lointaine tes mille essaims de sourires encore m’escortent
j’en parle à cause d’un village de montagnes d’où s’envolent des rubans de route fragiles toi et moi nous y fûmes plusieurs fois la vie avec les bonheurs qui d’habitude arrivent
je parle de ces choses qui nous furent volées mais les voudra la mort plus que l’ombre légère nous serons tous deux allongés comme un couple enfin heureux dans la mémoire de mes poèmes
Mon bel amour navigateur mains ouvertes sur les songes tu sais la carte de mon coeur les jeux qui te prolongent et la lumière chantée de ton âme
qui ne devine ensemble tout le silence les yeux poreux ce qu’il nous faut traverser le pied secret ce qu’il nous faut écouter l’oreille comme un coquillage dans quel pays du son bleu amour émoi dans l’octave du don
sur la jetée de la nuit je saurai ma présence d’un voeu à l’azur ton mystère déchiré d’un espace rouge-gorge
Que mon coeur qui voyage tous les jours — Le coeur parti dans la dernière neige Le coeur parti dans les yeux qui passent Le coeur parti dans le vent des cordages Le coeur parti dans les ciels d’hypnose — Revient le soir comme une bête atteinte
Qu’es-tu devenue mon amour comme hier Moi j’ai noir dans la tête j’ai froid dans la main J’ai l’ennui comme un disque rengaine J’ai peur d’aller seul peur de disparaître demain Sans ta vague à mon corps sans ta voix de mousse humide C’est ma vie que j’ai mal et ton absence
Le temps saigne.
Quand donc aurai-je de tes nouvelles J’écris pour te dire que je t’aime Que tout finira dans tes bras amarré Que je t’attends dans la saison de nous deux. Qu’un jour mon cœur s’est perdu dans sa peine Que sans toi il ne reviendra plus
Voici l’été de ton nom murmuré le grand été vert tout autour de ta maison et si doux quand glisse dessus ton regard voici les miels de somnolence à ton cou d’herbes folles l’oubli collier de mésanges je soufflais sur toi un vent de puits alors les yeux avouaient leur beauté d’années-lumière et sous ma main de parfaite innocence naissait ton corps le parfait pays voici l’été profond dans ton oreille mais pour moi l’été cratère où tu n’es pas le grand châle bleu de l’espace où mourir.
Le Non Verbal à S. qui m’érotise Par le rose pourpre de sa poitrine mes lèvres de papillon et de salive ses seins sont agacés de soir l’animal fou de mon désir s’élance.
Jeune fille plus belle que les larmes qui ont coulé plus qu’averses d’avril beaux yeux aux ondes de martin-pêcheur où passaient les longs-courriers de mes désirs mémoire, ô colombe dans l’espace du coeur je me souviens de sa hanche de navire je me souviens de ses épis de frissons et sur mes fêtes et mes désastres je te salue toi la plus belle et je chante
Gaston Miron (extrait de La marche à l’amour in L’Homme Rapaillé, Montréal, l’Hexagone, 1994 ou Les poèmes, Gallimard, 2007)
Comme aujourd’hui quand me quitte cette fille chaque fois j’ai saigné dur à n’en pas tarir par les sources et les noeuds qui s’enchevêtrent je ne suis plus qu’un homme descendu à sa boue chagrins et pluies couronnent ma tête hagarde et tandis que l’oiseau s’émiette dans la pierre les fleurs avancées du monde agonisent de froid et le fleuve remonte seul debout dans ses vents
je me creusais un sillon aux larges épaules au bout son visage montait comme l’horizon maintenant je suis pioché d’un mal d’épieu christ pareil à tous les christs de par le monde couchés dans les rafales lucides de leur amour qui seul amour change la face de l’homme qui seul amour prend hauteur d’éternité sur la mort blanche des destins bien en cible
je t’aime et je n’ai plus que les lèvres pour te le dire dans mon ramas de ténèbres le reste est mon corps igné ma douleur cymbale nuit basalte de mon sang et mon coeur derrick je cahote dans mes veines de carcasse et de boucane
la souffrance a les yeux vides du fer-blanc elle rave en dessous feu de terre noire la souffrance la pas belle qui déforme est dans l’âme un essaim de la mort de l’âme
Ma Rose Stellaire Rose Bouée Rose Ma Rose Éternité ma caille de tendresse mon allant d’espérance mon premier amour aux seins de pommiers en fleurs dans la chaleur de midi violente
Tu fus quelques nuits d’amour en mes bras et beaucoup de vertige, beaucoup d’insurrection même après tant d’années de mer entre nous à chaque aube il est dur de ne plus t’aimer
parfois dans la foule surgit l’éclair d’un visage blanc comme fut naguère le tien dans ma tourmente autour de moi l’air est plein de trous bourdonnant peut-être qu’ailleurs passent sur ta chair désolée pareillement des éboulis de bruits vides et fleurissent les mêmes brûlures éblouissantes
si j’ai ma part d’incohérence, il n’empêche que par moments ton absence fait rage qu’à travers cette absence je me désoleille par mauvaise affliction et sale vue malade j’ai un corps en mottes de braise où griffe un mal fluide de glace vive en ma substance
ces temps difficiles malmènent nos consciences et le monde file un mauvais coton, et moi tel le bec du pivert sur l’écorce des arbres de déraison en désespoir mon coeur s’acharne et comme, mitraillette, il martèle ta lumière n’a pas fini de m’atteindre ce jour-là, ma nouvellement oubliée je reprendrai haut bord et destin de poursuivre en une femme aimée pour elle à cause de toi
Je t’écris pour te dire que je t’aime que mon coeur qui voyage tous les jours — le coeur parti dans la dernière neige le coeur parti dans les yeux qui passent le coeur parti dans les ciels d’hypnose — revient le soir comme une bête atteinte
Qu’es-tu devenue toi comme hier moi j’ai noir éclaté dans la tête j’ai l’ennui comme un disque rengaine J’ai peur d’aller seul de disparaître demain sans ta vague à mon corps sans ta voix de mousse humide c’est ma vie que j’ai mal et ton absence
Le temps saigne quand donc aurai-je de tes nouvelles je t’écris pour te dire que je t’aime que tout finira dans tes amarré que je t’attends dans la saison de nous deux qu’un jour mon coeur s’est perdu dans sa peine que sans toi il ne reviendra plus
Quand nous serons couchés côte à côte dans la crevasse du temps limoneux nous reviendrons de nuit parler dans les herbes au moment que grandit le point d’aube dans les yeux des bêtes découpées dans la brume tandis que le printemps liseronne aux fenêtres
Pour ce rendez-vous de notre fin du monde c’est Avec toi que je veux chanter sur le seuil des mémoires les morts d’aujourd’hui eux qui respirent pour nous les espaces oubliés
Ma désolée sereine ma barricadée lointaine ma poésie les yeux brûlés tous les matins tu te lèves à cinq heures et demie dans ma ville et les autres avec nous par la main d’exister tu es la reconnue de notre lancinance ma méconnue à la cime tu nous coules d’un monde à l’autre toi aussi tu es une amante avec des bras non n’aie pas peur petite avec nous nous te protégeons dans nos puretés fangeuses avec nos corps revendiqués beaux et t’aime Olivier l’ami des jours qu’il nous faut espérer et même après le temps de l’amer quand tout ne sera que mémento à la lisière des ciels tu renaîtras toi petite parmi les cendres le long des gares nouvelles dans notre petit destin ma poésie le coeur heurté ma poésie de cailloux chahutés
Je voudrais t’aimer comme tu m’aimes, d’une seule coulée d’être ainsi qu’il serait beau dans cet univers à la grande promesse de Sphinx mais voici la poésie, les camarades, la lutte voici le système précis qui écrase les nôtres et je ne sais plus, je ne sais plus t’aimer comme il le faudrait ainsi qu’il serait bon ce que je veux te dire, je dis que je t’aime
l’effroi s’emmêle à l’eau qui ourle tes yeux le dernier cri de détresse vrille à ma tempe (nous vivons loin l’un de l’autre à cause de moi plus démuni que pauvreté d’antan) (et militant) ceux qui s’aimeront agrandis hors de nos limites qu’ils pensent à nous, à ceux d’avant et d’après (mais pas de remerciements, pas de pitié, par amour), pour l’amour, seulement de temps en temps à l’amour et aux hommes qui en furent éloignés
ce que je veux te dire , nous sommes ensemble la flûte de tes passages, le son de ton être ton être ainsi que frisson d’air dans l’hiver il est ensemble au mien comme désir et chaleur
II
Je suis un homme simple avec des mots qui peinent et je ne sais pas écrire en poète éblouissant je suis tué (cent fois je fus tué), un tué rebelle et j’ahane à me traîner pour aller plus loin déchéance est ma parabole depuis des suites de pères je tombe et tombe et m’agrippe encore je me relève et je sais que je t’aime
je sais que d’autres hommes forceront un peu plus la transgression, des hommes qui nous ressemblent qui vivront dans la vigilance notre dignité réalisée c’est en eux dans l’avenir que je m’attends que je me dresse sans qu’ils le sachent, Avec toi
Vérité irréductible O ton visage comme un nénuphar flottant et le temps c’est le choeur des aulnes regretter continu sur des rives insensées
ton âme est quelque part sur les collines de chair oubliée et le temps c’est mon soulier creuser contre le ciel
vivre mon angoisse poudrait éclairait l’obscure arête de ma transparence le temps c’est ton visage à aimer blanc
dans cette ville qui m’a jeté ses mauvais sorts ton passage dure encore creuset de feu le temps c’est une ligne droite et mourante de mon oeil à l’inespéré
Chaque jour je m’enfonce dans ton corps et le soleil vient bruire dans mes veines mes bras enlacent ta nudité sans rivages où je déferle pareil à l’espace sans bords
sur les pentes d’un combat devenu total au milieu de la plus quotidienne obscurité je pense à toi tel qu’au jour de ma mort chaque jour tu es ma seule voie céleste
malgré l’érosion des peines tourmenteuses je parviens à hisser mon courage faillible je parviens au pays lumineux de mon être que je t’offre avec le goût d’un cours nouveau
amour, sauvage amour de mon sang dans l’ombre mouvant visage du vent dans les broussailles femme, il me faut t’aimer de mon âge comme le temps précieux et blond du sablier
Quand je te retrouve après les camarades le monde est agrandi de nos espoirs de nos paroles et de nos actions prochaines dans la lutte c’est alors de t’émouvoir que je suis enhardi avec l’intensité des adieux désormais dénoués et de l’aube recommencée sur l’autre versant lorsque dans nos corps et autour lorsque dans nos pensées emmêlées lentement de sondes lentement de salive solaire jonchés de flores caressés de bêtes brûlantes secoués de fulgurants déplacements de galaxies où des satellites balisent demain de plus de dieux ainsi de te prendre dans le tumulte et l’immensité lucide avec effervescence tu me hâtes en toi consumant le manège du désir et lors de l’incoercible rafale fabuleuse du milieu de nous confondus sans confins se lèvent et nous soulèvent l’empan et le faîte de l’étreinte plus pressante que la fatalité noueuse et déliée, chair et verbe, espace que nous formons largués l’un dans l’autre
Ce que la mer chante à des milles d’ici la force de ton ventre, le besoin absolu de m’ériger en toi voici que mes bras de mâle amour s’ébranlent pour les confondre en une seule étendue
ce que la terre dans l’alchimie de ses règnes abandonne et transmue en noueuses genèses de même je l’accomplis en homme concret dans l’arborescence de l’espèce humaine et le destin qui me lie à toi et aux nôtres
si j’étais mort avant de te connaître ma vie n’aurait jamais été que fil rompu pour la mémoire et pour la trace je n’aurais rien su de mon corps d’après la mort ni des grands fonds de la durée rien de la tendresse au long cours de tes pages cette vie notre éternité qui traverse la mort
et je n’en finis pas d’écouter les mondes au long de tes hanches…
Frêle frileuse femme qui vas difficilement (son absence fait mal en creux dans ton ventre) d’un effort à l’autre et dans l’espérance diffuse tiens debout en vie aux souffles des nécessités
diaphane fragile femme belle toujours d’une flamme de bougie, toi aussi tu as su, tes yeux s’effarent (l’humidité de l’ennui, ta fraîcheur qui s’écaille) patiente amoureuse femme qui languis de cet homme
mince courageuse femme qui voiles ton angoisse (tu oublies ses rencontres, ses liens clandestins) sans toujours le vouloir il te mêle à sa souffrance ce monde qui nous entoure auquel ses bras se donnent
La justice est-il écrit est l’espoir de l’homme (il se mépriserait lui-même du mépris qu’on lui porte) elle pense: c’est en toi qu’est ancrée ma présence il pense: c’est par elle unanime que je possède ma vie
Au milieu des désirs des ressacs de la ville incessant son souvenir comme un fond de ciel qui brille
ô souvenir soleilleux d’Isabelle et de la vie la rosée du merveilleux sur mon âme de prairie
ah
de ce que fut le monde et souviens-toi de toi à ces jours de joie blonde tu fus quelque roi
te souviens de la chère d’elle et des floraisons elle fut la première à te faire oraison
comme avant que grondent les chien de ton destin l’âme était une ronde et la terre un jardin
(Gaston Miron, « Arrière-souvenir», in la revue Amérique française, vol. 11, numéros 6, 1953 et repris dans Poèmes épars, 2003). La dédicace s’adresse à Isabelle Montplaisir, que Miron rencontre et fréquente au cours de l’hiver et du printemps 1952 à l’Ordre de Bon Temps.
Il fait un temps fou de soleil carrousel la végétation de l’ombre partout palpitante le jour qui promène les calèches du bonheur le ciel est en marche sur des visages d’escale puis d’un coup le vent s’éprend d’un arbre seul il allume tous les rêves de son feuillage
Belle vie où nos mains foisonnent je te coupe je reçois en plein coeur tes objets qui brillent voici des silences comme des revolvers éteints mes yeux à midi comme des étangs tranquilles les fleurs sont belles de la santé des femmes
Le temps mon amour le temps ramage de toi continûment je te parle à voix de passerelles beaucoup de gens murmurent ton nom de bouquet je sais ainsi que tu es toujours la plus jolie et naissante comme les beautés de chaque saison il fait un monde heureux foulé de vols courbes
Je monte dans les échelles tirées de mes regards je t’envoie mes couleurs vertes de forêt caravelle il fait un temps de cheval gris qu’on ne voit plus il fait un temps de château très tard dans la braise il fait un temps de lune dans les sommeils lointains
Tu as les yeux pers des champs de rosées tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière la douceur du fond des brises au mois de mai dans les accompagnements de ma vie en friche avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir la tête en bas comme un bison dans son destin la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou pour la conjuration de mes manitous maléfiques moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent pour la réverbération de ta mort lointaine avec cette tache errante de chevreuil que tu as tu viendras tout ensoleillée d’existence la bouche envahie par la fraîcheur des herbes le corps mûri par les jardins oubliés où tes seins sont devenus des envoûtements tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras où tu changes comme les saisons je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine à bout de misères et à bout de démesures je veux te faire aimer la vie notre vie t’aimer fou de racines à feuilles et grave de jour en jour à travers nuits et gués de moellons nos vertus silencieuses je finirai bien par te rencontrer quelque part bon dieu! et contre tout ce qui me rend absent et douloureux par le mince regard qui me reste au fond du froid j’affirme ô mon amour que tu existes je corrige notre vie nous n’irons plus mourir de langueur à des milles de distance dans nos rêves bourrasques des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres les épaules baignées de vols de mouettes non j’irai te chercher nous vivrons sur la terre la détresse n’est pas incurable qui fait de moi une épave de dérision, un ballon d’indécence un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes frappe l’air et le feu de mes soifs coule-moi dans tes mains de ciel de soie la tête la première pour ne plus revenir si ce n’est pour remonter debout à ton flanc nouveau venu de l’amour du monde constelle-moi de ton corps de voie lactée même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon une sorte de marais, une espèce de rage noire si je fus cabotin, concasseur de désespoir j’ai quand même idée farouche de t’aimer pour ta pureté de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue dans les giboulées d’étoiles de mon ciel l’éclair s’épanouit dans ma chair je passe les poings durs au vent j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas la nuit de saule dans tes cheveux un visage enneigé de hasards et de fruits un regard entretenu de sources cachées et mille chants d’insectes dans tes veines et mille pluies de pétales dans tes caresses tu es mon amour ma clameur mon bramement tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers ma danse carrée des quatre coins d’horizon le rouet des écheveaux de mon espoir tu es ma réconciliation batailleuse mon murmure de jours à mes cils d’abeille mon eau bleue de fenêtre dans les hauts vols de buildings mon amour de fontaines de haies de ronds-points de fleurs tu es ma chance ouverte et mon encerclement à cause de toi mon courage est un sapin toujours vert et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme tu es belle de tout l’avenir épargné d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre ouvre-moi tes bras que j’entre au port et mon corps d’amoureux viendra rouler sur les talus du mont Royal orignal, quand tu brames orignal coule-moi dans ta plainte osseuse fais-moi passer tout cabré tout empanaché dans ton appel et ta détermination Montréal est grand comme un désordre universel tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur ton regard vient luire sur le sommeil des colombes fille dont le visage est ma route aux réverbères quand je plonge dans les nuits de sources si jamais je te rencontre fille après les femmes de la soif glacée je pleurerai te consolerai de tes jours sans pluies et sans quenouilles des circonstances de l’amour dénoué j’allumerai chez toi les phares de la douceur nous nous reposerons dans la lumière de toutes les mers en fleurs de manne puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang tu seras heureuse fille heureuse d’être la femme que tu es dans mes bras le monde entier sera changé en toi et moi la marche à l’amour s’ébruite en un voilier de pas voletant par les lacs de portage mes absolus poings ah violence de délices et d’aval j’aime que j’aime que tu t’avances ma ravie frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube par ce temps profus d’épilobes en beauté sur ces grèves où l’été pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée et qu’en tangage de moisson ourlée de brises je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale je roule en toi tous les saguenays d’eau noire de ma vie je fais naître en toi les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge terre meuble de l’amour ton corps se soulève en tiges pêle-mêle je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi avec la rumeur de mon âme dans tous les coins je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang haletant harcelé de néant et dynamité de petites apocalypses les deux mains dans les furies dans les féeries ô mains ô poings comme des cogneurs de folles tendressesmais que tu m’aimes et si tu m’aimes s’exhalera le froid natal de mes poumons le sang tournera ô grand cirque je sais que tout mon amour sera retourné comme un jardin détruit qu’importe je serai toujours si je suis seul cet homme de lisière à bramer ton nom éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles mon amour ô ma plainte de merle-chat dans la nuit buissonneuse ô fou feu froid de la neige beau sexe léger ô ma neige mon amour d’éclairs lapidée morte dans le froid des plus lointaines flammes puis les années m’emportent sens dessus dessous je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau des voix murmurent les récits de ton domaine à part moi je me parle que vais-je devenir dans ma force fracassée ma force noire du bout de mes montagnes pour te voir à jamais je déporte mon regard je me tiens aux écoutes des sirènes dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques et parmi ces bouts de temps qui halètent me voici de nouveau campé dans ta légende tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges les chevaux de bois de tes rires tes yeux de paille et d’or seront toujours au fond de mon coeur et ils traverseront les siècles je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme je marche à toi, je titube à toi, je bois à la gourde vide du sens de la vie à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud à ces taloches de vent sans queue et sans tête je n’ai plus de visage pour l’amour je n’ai plus de visage pour rien de rien parfois je m’assois par pitié de moi j’ouvre mes bras à la croix des sommeils mon corps est un dernier réseau de tics amoureux avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus je n’attends pas à demain je t’attends je n’attends pas la fin du monde je t’attends dégagé de la fausse auréole de ma vie
Gaston Miron (L’Homme Rapaillé, série La marche à l’Amour (7 poèmes) Montréal, l’Hexagone, 1994)
Parle-moi parle-moi de toi parle-moi de nous j’ai le dos large je t’emporterai dans mes bras j’ai compris beaucoup de choses dans cette époque les visages et les chagrins dans l’éloignement la peur et l’angoisse et les périls de l’esprit je te parlerai de nous de moi des camarades et tu m’emporteras comblée dans le don de toi
jusque dans le bas-côté des choses dans l’ombre la plus perdue à la frange dans l’ordinaire rumeur de nos pas à pas lorsque je rage butor de mauvaise foi lorsque ton silence me cravache farouche dans de grandes lévitations de bonheur et dans quelques grandes déchirures ainsi sommes-nous un couple toi s’échappant de moi moi s’échappant de toi pour à nouveau nous confondre d’attirance ainsi nous sommes ce couple ininterrompu tour à tour désassemblé et réuni à jamais
J’ai la trentaine à bride abattue dans ma vie je vous cherche encore pâturages de l’amour je sens le froid humain de la quarantaine d’années qui fait glace en dedans, et l’effroi m’agite
je suis malheureux ma mère mais moins que toi toi mes chairs natales, toi qui d’espérance t’insurges ma mère au cou penché sur ton chagrin d’haleine et qui perds gagnes les mailles du temps à tes mains
dans un autre temps mon père est devenu du sol il s’avance en moi avec le goût du fils et des outils mon père, ma mère, vous saviez à vous deux nommer toutes choses sur la terre, père, mère
j’entends votre paix se poser comme la neige…
(Gaston Miron, « J’avance en poésie », in L’homme rapaillé)
Quand détresse et désarroi et déchirure te larguent en la brume et la peur lorsque tu es seule enveloppée de chagrins dans un monde décollé de la rétine alors ta souffrance à la mienne s’amarre, et pareils me traversent les déserts de blancheur aiguë
Tu es mon amour dans l’empan de ma vie ces temps nôtres sont durs parmi les nôtres je tiens bon le temps je tiens bon l’espérance et dans cet espace qui nous désassemble je brillerai plus noir que ta nuit noire
Ce qu’aujourd’hui tu aimes et que j’aime comme hier habitée toujours tu m’aimeras comme désormais désertée je t’aimerai encore il nous appartient de tout temps à jamais ma naufragée dans un autre monde du monde
Je ne mourrai plus avec toi à la croisée de nous deux
(Gaston Miron, « Poèmes de l’amour en sursis » in L’homme rapaillé)
Pleure un peu, pleure ta tête, ta tête de vie dans le feu des épées de vent dans tes cheveux parmi les éclats sourds de béton sur tes parois ta longue et bonne tête de la journée ta tête de pluie enseignante et pelures et callosités ta tête de mort
et ne pouvant plus me réfugier en Solitude ni remuer la braise dans le bris du silence ni ouvrir la paupière ainsi qu’un départ d’oiseau dans la savane que je meure ici au cœur de la cible au cœur des hommes et des horaires car il n’y a plus un seul endroit de la chair de solitude qu ne soit meurtri même les mots que j’invente ont leur petite aigrette de chair bleuie
souvenirs, souvenirs, maison lente un cours d’eau me traverse je sais, c’est la Nord de mon enfance avec ses mains d’obscure tendresse qui voletaient sur mes épaules ses mains de latitudes de plénitude
et mes vingt ans et quelques dérivent au gré des avenirs mortes, mes nuques dans le vide
Corolle ô fleur (sur un ton faussement mallarméen)
Corolle ô fleur ton sourire ouverte échappe des abeilles d’or reviennent les soirs bruns ivres Infante des jeux du sort née la beauté aux arches de tes rives nos yeux marée sur ton corps enfante pour eux les perles de vivre
C’est en nous et c’est nous dans son propre ébranlement tourbillon corps de la danse second arborescent multiplié éros noué et dénoué lierre oiseau origine de fluide et de feu sève musique vibrations âme et limon du beat fondamental ma tête est mille fois moins que la tête d’une épingle c’est en elle pourtant que danse la terre
(In 100,000 prétextes pour danser, Les Grands Ballets Canadiens, 1976. Aussi dans Gaston Miron, Poèmes épars, 2003, p. 121)