C’est une allée rectiligne qui mène au lac bordée de vénérables et imposants platanes. Un jaillissement dans le paysage contre lequel les lignes molles des prairies et des bois se brisent et se dissolvent.
Une volonté s’est manifestée, là. Quelqu’un, dans le passé,a voulu faire un don ou envoyer un message aux hommes du futur. Quel don ? quel message ?
Je quitte la clarté des champs et m’engage dans le long tunnel d’ombre où l’obscurité va s’épaississant. Cinquante géants dressés au garde à vous se font face. Leurs bras démesurés tendus vers le ciel, leurs mains démultipliées brandissent d’épais bouquets de feuillage. Est-ce pour honorer le promeneur où filtrer la clarté venue du ciel ? Dans ce lieu, la lumière est atténuée et diffuse, comme dans un temple ou une église. Les géants me regardent passer, impassibles et silencieux. Pourtant, l’autre soir, affolés par l’orage, je les ai entendus gémir et ai assisté à leur désespoir. Ils agitaient leurs longs bras en tous sens, projetant au sol de menues branches et d’éclats de feuillages. Ils sont silencieux mais ne sont pas dénués de langage, le long de leurs troncs, leurs écorces ocellées telle la robe d’un jaguarnous racontent des histoires qui se renouvellent sans cesse.
Un langage s’exprime là, un don offert ou un message délivré aux hommes du temps présent. Quel don ? quel message ?
Rectitude, ordonnancement, symétrie, l’image froide et abstraite de la volonté humaine. au début, le déroulement serein des prairies et des champs mais bientôt, le désordre et la sauvagerie des délaissés de bois et des coulures de marécages,avant-gardes conquérantes dépêchéespar le marais de l’Enfer, tout proche. Ces lieux sont d’apparence inaccessibles, marqués par le Tabou. Et pour dissuader les promeneurs fous ou trop intrépides, on a creusé sur toute la longueur de l’allée, un large et profond fossé aux parois de glaise infranchissables.
L’allée serait-elle un chemin de salut dont on ne doit s’écarter sous aucun prétexte ? Serait-ce cela le don ? Serait-ce cela le message ?
A égale distance des deux extrémités de l’allée, en limite des bois et des marais, et entre deux arbres sentinelles, on a placé un banc de bois. Personne ne s’y assoie jamais. Il n’est pas destiné aux humains de passage, il est réservé aux esprits invisibles des marécages et des bois qui viennent là tromper leur ennui en regardant passer les hommes. Certains soirs, je sens leur présence et ma chienne Gracie aussi les sent, lorsqu’elle aboie nerveusement dans le vide.
Peut-être veulent-ils nous transmettre quelque-chose, un don, un message… Quel don ? quel message ?
Annecy, le 31 août 2015
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Jorge Luis Borges, « L’Écriture du Dieu », nouvelle publiée dans L’Aleph (Titre original : El Aleph). C’estICI
Enfermés dans notre bulle où règne un profond silence nous percevons tout de même, mais sans les entendre, tous ces cris de désespérance, ces appels, ces supplications à qui nous avons interdit d’entrer. Nous les imaginons s’agiter à l’extérieur, se heurter aux parois closes, rebondir, se projeter et rebondir encore contre d’autres parois, tout aussi impénétrables que les nôtres. Pourtant, malgré l’épais silence, les cris, les hurlements deviennent insupportables et nous ne comprenons pas pourquoi ils résonnent avec tant de force à l’intérieur de notre tête.
Il nous faudra du temps pour comprendre que notre bulle de silence flotte à l’intérieur même de notre crâne.
Caspar David Friedrich – Lever de lune sur la mer, vers 1822
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Extrait d’un texte de Paul Gorceix sur Maeterlinck et Novalis.
Ce texte est un extrait d’une étude réalisée par le professeur Paul Gorceix (1930-2007), spécialiste de la littérature française de Belgique et du symbolisme, intitulée « Symbole et analogie chez Maurice Maeterlinck et quelques réflexions sur Mallarmé et l’analogie » paru dans la revue Modernité 16 (Presses Universitaires de Bordeaux) sous la direction de Jean-Pierre Saïdah. En dehors du sujet principal de l’étude qui porte sur la définition des concepts de symbole, d’allégorie et d’analogie, le texte traite, en relation avec ces thèmes, des fondements de la poétique de la Nuit chez les romantiques allemands et chez Novalis en particulier.
Le Symbole est l’Allégorie organique et intérieure; il a ses racines dans les ténèbres. L’Allégorie est le Symbole extérieur; elle a ses racines dans la lumière, mais sa cime est stérile et féerie. L’Allégorie est interprétée par l’Intelligence; le Symbole est interprété par la Raison. – Maeterlinck, Menus Propos, 1891.
Cet aphorisme a le poids d’une définition. Maeterlinck trace ici une ligne de démarcation très nette entre deux sortes d’images, qui ont été longtemps confondues, et dont le statut était encore loin d’être clair à l’époque symboliste. Jean Moréas, dans son Manifeste littéraire (1886), déclarait que l’idée ne doit jamais paraître « sans les simarres des analogies extérieures », soit que l’idée ne peut se présenter à nous que dans son rapport avec le sensible, avec le monde qui lui est extérieur. Moréas ne fait rien d’autre ici que de définir l’allégorie… Par rapport à la déclaration de J. Moréas, pour le moins assez vague, la définition que donne Maeterlinck marque une différence, et un progrès certain dans l’élucidation du symbole. C’est le problème de l’art et de la poétique qui est envisagé dans la perspective de la polarité allégorie-symbole. Au moyen de la discrimination qu’il institue entre ces deux modes d’images, le poète dramaturge, traducteur du mystique flamand Ruysbroeck et des Fragments de Novalis, indique sa volonté de remonter à la source du symbole, parce qu(il le considère comme la pièce essentielle à l’intérieur du mécanisme qui conditionne la création : l’allégorie n’étant que la reproduction figurative de l’idée. Chez Maeterlinck, l’ambiguïté de la définition est due avant tout à la terminologie qu’il utilise. L’équivoque est levée à partir du moment où ce qu’il appelle « Intelligence » correspond à « l’entendement », au « Verstand » que Fichte considère, à la suite de Kant, comme une faculté inerte, improductive de l’esprit — tandis que la « raison » — Vernunft — représente ce que Tancrède de Visan, par référence à Schelling, désigne comme « une sorte de faculté métaphysique, suprasensible et supraintellectuelle », assez proche à ses yeux de « l’intuition » de Bergson. Que Maeterlinck était très au courant de ce genre de problème, est attesté par sa traduction des Fragments de Novalis qui traietent d’esthétique et de littérature. une simple allusion, anodine en apparence, glissée dans l’introduction à sa traduction, en est la preuve. Il écrit ceci : « Nous sommes en 1794 (…) dans le même temps que Kant analyse, Fichte reconstruit le monde dans sa Doctrine des sciences, tandis que Schelling enseignait déjà à quelques disciples dont était Novalis, l’identité absolue de l’objectif et du subjectif. »Maeterlinck est ici au cœur du problème. En effet, Schelling dépassant Fichte, après avoir établi que la nature n’est pas une simple représentation du moi, avait reconnu l’unité foncière de la nature et de l’esprit, au sein de l’Ame du Monde (Von der Weltseele, 1798), puissance créatrice et universelle dans laquelle il voit réalisée la synthèse entre l’objectif et le subjectif. C’est sur cette philosophie de l’identité que repose l’esthétique toute entière du romantisme allemand. Le conte symbolique (de Novalis) des Disciples à Saïs en est une émanation.
Novalis (1772-1801)
« Vers le bas je me tourne, vers la sainte, l’ineffable, la mystérieuse Nuit. Le monde est loin – sombré en un profond tombeau – déserte et solitaire est sa place. Dans les fibres de mon cœur souffle une profonde nostalgie. Je veux tomber en gouttes de rosée et me mêler à la cendre. – Lointains du souvenir, souhaits de la jeunesse, rêves de l’enfance, courtes joies et vains espoirs de toute une longue vie viennent en vêtements gris, comme des brouillards du soir après le coucher du soleil. La Lumière a planté ailleurs les pavillons de la joie. Ne doit-elle jamais revenir vers ses enfants qui l’attendent avec la foi de l’innocence ? » – Novalis, Hymne à la Nuit, janvier 1800.
A partir de là, la discrimination est instaurée entre l’entendement discursif qui consiste à établir des rapports conceptuels, intellectuels entre les êtres et le choses, et la « Raison synthétique » (Vernunft), en tant qu’activité créatrice de l’esprit, faculté de communion, capacité de fusion avec la nature. La définition du symbole par Maeterlinck est dictée par le refus de l’intellectualisme qu’il juge abstrait et improductif, au nom de l’existence en nous d’un moi profond — très proche du moi transcendantal de Novalis — dynamique, créateur et ouvert aux appels de l’inconscient. Cette position entraîne un changement de perspective, voire un renversement de valeurs, dont l’effet est direct précisément sur la définition du symbole. on a pu constater que Maeterlinck localise en quelque sorte les racines du symbole « dans les ténèbres » : l’allégorie, en revanche, « a ses racines dans la lumière », mais, souligne-t-il, « sa cime est stérile et flétrie ». Le paradoxe apparent, c’est que la lumière qui préside à la genèse de l’allégorie, n’est pas ici, contrairement à l’expérience ordinaire, l’équivalent de la fertilité, de la croissance et de la vie. Elle est synonyme de mort. A l’opposé, le ténèbres, essentiellement fertilisant, favorisent le développement organique du symbole, comparé implicitement à l’arbre vivant. Paradoxe ? Si on mesure l’image maerterlinckienne à l’échelle des valeurs propre à la pensée mystique, le paradoxe est résolu ou, plus exactement, il n’existe pas, replacé dans cette perspective. Ces « ténèbres » qui rappellent la mer intérieure de notre âme « où sévissent les étantes tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable » — mare tenebrum — l’obscurité, la nuit ont une qualité éminemment positive de fécondation, elles sont vivifiantes à l’opposé de la lumière froide et desséchante. Cette mutation est à la source de la poésie « nocturne » du romantisme allemand, dont Novalis est le représentant le plus ardent. Dans la première Hymne à la Nuit, figurent ces déclarations, document du renversement des valeurs chez le mystique — telle que : « je me détourne vers l’ineffable, la sainte, la mystérieuse Nuit », ou encore « qu’elle me semble pauvre et puérile, à présent, cette lumière ». A la fin de l’hymne, invoquant la Nuit, le poète lance encore cette image paradoxale : « tu m’as révélé que la Nuit, c’est la vie ». Il faut entendre par là que l’obscurité favorise la vision intérieure, qui permet de voir au-delà du regard physique. Pour Maeterlinck qui a adopté l’échelle de valeur novalisiennes, héritage de la pensée mystique, l’inconscient est le sol nourricier du symbole. On comprend mieux désormais cet aphorisme, abscons en apparence, que Maeterlinck glisse dans Menus Propos : « la Raison est plus noire que l’Intelligence ». « Et c’est ainsi que j’écoute, avec une attention et un recueillement de plus en plus profonds, toutes les voix indistinctes de l’homme. Je me sens attiré, avant tout, par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes enfermés.»
Caspar David Friedrich – Uttewalder grund
Il convient de prendre la juste mesure du changement de cap qu’implique l’attitude de Maeterlinck à l’égard de l’inconscient. Le symbole est enraciné dans les couches profondes de l’être que les rationalistes ont toujours voulu ignorer. Le créateur, quant à lui, adopte une attitude réceptive, une position d’ouverture, sinon de passivité, à l’égard de ce qui lui est dicté par la vie profonde. Plusieurs déclaration en témoignent : « Je ferme les yeux avec résignation, écrit-il, en me laissant aller aux impulsions d’une force intérieure, que je ne connaîtrai peur-être jamais ». Ou encore, il déclare à Jules Huret : « Le symbole est une force de la nature, et l’esprit de l’homme ne peut résister à ses lois (…). Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole, et le symbole le plus pur est peut-être celui qui a eu lieu à son insu et même à l’encontre de ses intentions. » Cela signifie que pour le créateur, le symbole ainsi conçu, est le symptôme d’une expérience intérieure qui le conduit dans des régions où l’intelligence discursive ne parvient pas, du visible à l’invisible. Dés lors, le symbole acquiert une valeur ontologique. On aura compris que cette activité symbolique s’inscrit dans une conception analogique du monde et de la vie. Là où, selon le jugement de Novalis, traduit par Maeterlinck : « tout le visible adhère à l’invisible », ou « le monde est un trope universel de l’esprit, une image symbolique de celui-ci ». La présentation de Novalis par Maeterlinck est significative de l’importance que le traducteur attribue à la démarche analogique dans la création : « Peut-être, écrit Maeterlinck, Novalis est-il celui qui a pénétré le plus profondément la nature intime et mystique et l’unité secrète de l’univers. Il a le sens et le tourment très doux de l’unité. Il ne voit rien isolément, et il est avant tout le docteur émerveillé des relations mystérieuses qu’il y a entre toutes les choses. (…) Il soupçonne et effleure d’étranges coïncidences et d’étonnantes analogies, obscures, tremblantes, fugitives et farouches, et qui s’évanouissent avant qu’on ait compris. Mais il a entrevu un certain nombre de choses qu’on aurait jamais spurçonnées q’il n’était pas allé si loin.» Ce que Maeterlinck a retenu ici est significatif des valeurs qui constituent la clef de voûte de la poétique mise en œuvre dans Serres Chaudes et dans sa dramaturgie. « Unité secrète avec l’univers », « relations mystérieuses avec les choses », « coïncidences et analogies ». Son flair est d’avoir vu que l’auteur des Disciples à Saïs (Novalis) est le poète qui a annoncé le mieux l’utilisation du symbole par les poètes de la nouvelle école. A la suite de Ruysbroeck, son œuvre lui a confirmé que la nature entière n’est qu’un vaste symbole, qu’entre la matière et l’esprit, les choses et les êtres sont reliés par un réseau infini de relations. (…) Chez Maeterlinck, il s’agit de saisir et d’accueillir, sans intervention délibérée et brutale, les sensations venues du dehors, les accidents de la vie secrète, les éclosions de l’inconscient, autant d’impulsions et de matière d’écriture. (…) Chez Maeterlinck, l’analogie est accueillie, plus, elle s’impose au moi, du fait qu’elle est le signe d’une relation intime avec le cosmos et qu’en même temps elle est garante de la cohérence magique entre les composantes de l’œuvre.
Caspar David Friedrich – Homme et femme contemplant la Lune, vers 1818-1824
Arkhip Kuindzhi – cime enneigée dans le Caucase, vers 1895
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BONHEUR
Monter, toujours monter Des marches et des degrés. Traverser des fleuves d’orties Des nuages d’abeilles Des forêts d’arcs-en-ciel; Dénouer les liens parfumés de la menthe sauvage Qui nous retiennent prisonnier du paysage Et cueillir ce baiser Qui fleurit à l’ombre des séracs Parmi les ossements séculaires. Le rire du gel fait tressaillir Les nervures multicolores de la roche Qui s’effrite, s’effeuille Comme la plus fragile véronique.
Midi chante dans les cascades Et les sources claires; La moire du glacier crépite Au-dessus des abîmes, Une étoile bleue frissonne Aux flancs d’une touffe de silènes, Puis une autre encore, Une lame de brouillard penche sur la vallée… On devine son bonheur Vacillant Blotti sous l’aile des corneilles A l’abri de l’homme Et de ses puanteurs. Douceur des plumes de givre, Des paillettes de feu : Granit O diamants qui vrillent mes ténèbres ! Bruit léger de la roche humide qui respire A la pointe du temps, A la face des âges. Lentes flammes de glace ardente qui vous brûlent, Effritent les visages, Les griffes des humains
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Déjà Les veines du rocher Deviennent incertaines, La montagne se fond entre des doigts de brume, Les yeux se remplissent de larmes : Le brouillard dissout les abîmes, Efface notre vertige, Notre bonheur. Du paysage effondré N’émerge qu’une flèche de granit Imaginaire Cernée par les encoches prodigieuses De la Mémoire…
André Kuenzi (poème paru dans la revue Formes et Couleurs de l’été 1947)
Originaire de Schlosswill (BE), André Kuenzi est né le 21 septembre 1916 à Lausanne et mort dans la même ville le 30 novembre 2005. Après des études à l’Ecole des beaux-arts à Lausanne, il devient critique d’art pour la revue Formes et couleurs ainsi que pour la Gazette de Lausanne. Il a écrit de nombreux essais sur le thème de l’art et des artistes, en particulier sur Abraham Hermanjat, Charles Chinet, Paul Klee, P. Picasso, A. Giacometti et Louis Soutter. C’était également un poète qui a publié quatre recueils : La fleur au chapeau (1942), Ricochets (1944), Parenthèses (1946), Archivoltes (1949).
Alejandra Pizarnik naît à Avellaneda, une petite ville proche de Buenos Aires le 29 avril 1936. Ses parents sont des immigrants juifs de Galicie, émigrée en 1934 qui continueront toute leur vie à parler le yiddish ayant des difficultés avec la langue espagnole. Son vrai nom était Flora Alejandra Pozkarnik mais celui-ci a été simplifié par les fonctionnaires de l’état-civil en Alejandra Pizarnik. Sa difficulté d’être se manifeste très tôt par son hésitation dans le choix de ses études qui passeront successivement de l’étude le la Philosophie et des Lettres au journalisme et enfin à la peinture. Finalement la jeune fille décidera « qu’elle ne peut et ne veut qu’écrire ses rêves ». Elle commence à les réaliser en 1955, à l’âge de 19 ans en publiant un premier recueil qui obtient un grand succès, elle mène alors une vie littéraire et sociale importante, se liant avec des poètes et surtout avec la poétesse argentine surréaliste Olga Orozco qui deviendra sa grande amie et son âme sœur. Entre 1960 et 1964, pour échapper à la tutelle de sa mère et « s’en sortir », elle quitte l’Argentine pour la France où elle a un oncle qui vit en région parisienne . “Ma seconde fugue a été mon départ en France”, note-t-elle le 11 novembre 1960, dans son journal. Elle restera quatre années à Paris, travaillant comme pigiste pour un journal espagnol tout en étudiant la littérature française à la Sorbonne. Elle s’intègre à la vie littéraire de la capitale française et se lie d’amitié avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz, Julio Cortazar, Yves Bonnefoy, Henri Michaux… Elle écrit pour des journaux et des revues et traduit aussi des poètes comme Artaud, Michaux, Aimé Césaire et Yves Bonnefoy.
En 1964, elle décide de rentrer brusquement à Buenos Aires qu’elle ne quittera dés lors que rarement vivant dans une minuscule chambre où elle écrivait ses ébauches de poèmes et de textes sur un tableau noir et où était était épinglée cette phrase d’Artaud : « Il fallait d’abord avoir envie de vivre ». Bien qu’elle soit reconnue et obtienne de nombreux prix, son mal de vivre va peu à peu prendre le dessus : » Ma vie manque, je manque à ma vie. » (Journal). Elle se pose des problèmes d’identité découvrant tardivement sa judéité et se pensant plus juive qu’argentine alors qu’elle n’est que peu influencée par la future et la religion juive. Elle bâtira alors sa judéité sera celle de la juive errante sans racines alors qu’elle est profondément attachée à la culture argentine. Ses rapports avec sa mère à la fois haïe et adorée sont complexes et son besoin d’amour, parfois bisexuel, est à la fois insatiable et stérile : « Faire l’amour pour être, quelques heures durant, le centre de la nuit » (Journal). L’âme tourmentée et douloureuse, à la manière d’Artaud en qui elle se reconnaît, elle reste marquée par une première analyse entreprise dans sa jeunesse, analyse qu’elle finira par reprendre en 1971. Mais son mal-être ne fait qu’empirer, après deux tentatives de suicide en 1970 et 1971, l’usage des drogues, de la cigarette et de l’alcool la fera séjourner cinq mois en asile psychiatrique où elle subira une cure de désintoxication mais à l’occasion d’une sortie pour le week-end, elle avale, intentionnellement ou pas, une dose massive de psychotropes et meurt le 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. “Elle a peut-être juste souhaité dormir” suggère son amie Ana Becciú, qui lui avait rendu visite la veille. En 1960, elle avait écrit dans son journal :“Le mieux c’est encore de dormir” mais elle y avait aussi noté : “ne pas oublier de me suicider”…
Dans sa chambre, sur le petit tableau noir où elle inscrivait à la craie des ébauches de poèmes, on retrouvera ce texte, daté de septembre 1972 :
Criatura en plegariaCréature en prière rabia contra la nieblaen rage contre la brume
escrito enécrit el crepúsculoau crépuscule
contracontre la opacidad l’opacité
no quiero irje ne veux plus aller nada másnulle part que hasta el fondo qu’aux tréfonds
oh vida Oh ! Vie oh lenguaje Oh i langage oh Isidoro Oh ! Isidore
ta voix là où les choses ne peuvent s’extraire de mon regard elles me dépouillent font de moi une barque sur un fleuve de pierres si ce n’est ta voix pluie seule dans mon silence de fièvres tu me détaches les yeux et s’il te plaît que tu me parles toujours
(traduction Silvia Baron Supervielle)
Le chien de l’hiver mordille mon sourire. C’était sur le pont. J’étais nue et je portais un chapeau à fleurs et je traînais mon cadavre également nu et avec un chapeau de feuilles mortes.
(Un songe où le silence est d’or, traducteur inconnu)
En passant dans l’obscurité vers un nuage de silence vers un nouveau silence compact qui brûlera lorsque je ferai silence différemment ce sera comme un tatouage comme ses yeux bleus soudain enchâssés dans les paumes de mes mains indiquant l’heure du silence le plus beau auquel nul n’a jamais imposé silence alors je n’aurai plus peur d’être moi et de parler de moi car je serai diluée dans le silence ce que je dis est promesse
«J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j’ai marché sous la pluie inconnue. On m’a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l’unique oiseau dans le vent. »
(L’Enfer musical, traduction Jacques Ancet,)
Derrière la parole le chaos. Le hurlement n’accède à aucun monde. Je chante. Nulle invocation. Rien que des noms qui reviennent.
Tu choisis la blessure, le lieu où nous parlons notre silence. Et tu fais de ma vie cette cérémonie trop pure.
Ô Seigneur la cage est devenue oiseau et s´est envolée et mon cœur est devenu fou il hurle à la mort et sourit à mes délires à l´insu du vent…
Que ferai-je de ma peur? Que ferai-je de ma peur?
La lumière de mon sourire ne danse plus les saisons ne brûlent plus les colombes de mes songes. Mes mains se sont dénudées et sont allées là où la mort enseigne à vivre aux morts.
Ô Seigneur l´espace condamne mon être. Et derrière lui des monstres boivent mon sang C´est le désastre. C´est l´heure du vide sans vide, il est temps de verrouiller mes lèvres, d´écouter crier les condamnés, contempler chacun de mes noms suspendus dans le néant…
Ô Seigneur jette les cercueils de mon sang… Je me souviens de mon enfance, lorsque j´étais vieille et que les fleurs mouraient entre mes mains car la danse sauvage de mon allégresse leur détruisait le cœur.
Je me souviens des sombres matins de soleil quand j´étais petite fille, c´était hier, c´était il y a des siècles.
Ô Seigneur la cage est devenue oiseau et a dévoré mes espérances.
Ô Seigneur la cage est devenue oiseau et que ferai-je de ma peur?
Quelqu’un parle. Quelqu’un me dit. Extraordinaire le silence de cette nuit. Quelqu’un projette son ombre sur le mur de ma chambre. Quelqu’un me regarde avec mes yeux qui ne sont pas les miens.
Elle écrit comme une lampe qui s’éteint, elle écrit comme une lampe qui s’allume. Elle marche en silence. La nuit est une vieille femme la tête pleine de fleurs. La nuit n’est pas la fille préférée de la reine folle. Elle marche en silence vers la profondeur la fille des rois. De démence la nuit, de temps nul. de mémoire la nuit, d’ombres toujours.
Ceux de l’obscur Pour que les mots ne suffisent pas, une mort dans le cœur est nécessaire. La lumière du langage me couvre comme une musique, image mordue par les chiens de la peine, et l’hiver grimpe sur moi l’amoureuse plante du mur. Quand j’espère cesser d’espérer, survient ta chute au-dedans de moi.
Là où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de figures de terreur et de gloire.
Un vide gris est mon nom, mon pronom.
Je connais la gamme des peurs et cette manière de commencer à chanter tout doucement dans le défilé qui reconduit vers mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi.
J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se loge dans mon souffle.
Et quand, au matin, tu crains de te retrouver morte (et qu’il n’y ait plus d’images) : le silence de l’oppression, le silence d’être là simplement, voilà en quoi s’en vont les années, en quoi s’en est allée la belle allégresse animale.
La certitude pour toujours d’être de trop à l’endroit où les autres respirent. De moi je dois dire que je suis impatiente qu’on me donne un dénouement moins tragique que le silence. Joie féroce quand je rencontre une image qui m’évoque. À partir de ma respiration désolante je dis : qu’il y ait du langage là où il doit avoir du silence. Quelqu’un ne s’énonce pas. Quelqu’un ne peut pas s’assister. Et toi tu n’as pas voulu me reconnaître quand je t’ai dit ce qu’il y avait en moi qui était toi. La vieille terreur est revenue : n’avoir parlé de rien avec personne.
Le jour doré n’est pas pour moi. Pénombre du corps fasciné par son désir de mourir. Si tu m’aimes je le saurai même si je ne vis pas. Et je me dis : vends ta lumière étrange, ton enclos invraisemblable. Un feu dans le pays non vu. Images de candeur proche. Vends ta lumière, l’héroïsme de tes jours futurs. La lumière est un excédent de trop de choses beaucoup trop lointaines.
Un jour, peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité véritable. En attendant, puis-je dire jusqu’à quel point je suis contre ?
Je te parle de solitude mortelle. Il y a de la colère dans le destin parce que s’approche, parmi les sables et les pierres, le loup gris. Et alors ? Parce qu’il brisera toutes les portes, parce qu’il jettera les morts pour qu’ils dévorent les vivants, pour qu’il n’y ait que des morts et que les vivants disparaissent. N’aie pas peur du loup gris. Je l’ai nommé pour vérifier qu’il existe et parce qu’il y a une volupté inexprimable dans le fait de vérifier.
Les mots auraient pu me sauver, mais je suis bien trop vivante. Non, je ne veux pas chanter la mort. Ma mort…le loup gris…la tueuse venue du lointain…N’y a-t-il âme qui vive dans la ville ? Parce que vous êtes morts. Et quelle attente peut se changer en espérance si vous êtes tous morts ? Quand cesserons-nous de fuir ? Quand tout cela arrivera-t-il ? Oui quand ? Où ça ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? Et pour qui ?
I- nul ne me connaît je parle la nuit nul ne me connaît je parle mon corps nul ne me connaît je parle la pluie nul ne me connaît je parle les morts II- rien que des mots ceux de l’enfance ceux de la mort ceux de la nuit des corps III- le centre d’un poème est un autre poème le centre du centre est l’absence
au centre de l’absence mon ombre est le centre du centre du poème
XIII- une idée fixe une légende enfantine une déchirure le soleil comme un grand animal sombre
il n’y a que moi il n’y a quoi dire
XVIII- tu reflètes des paroles qui parlent seules dans des poèmes stagnants je fais naufrage tout en moi parle avec son ombre et chaque ombre avec son double
(Alejandra Pizarnik, Los pequeños cantos, 1971, Les petits chants, 1971, traduit par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon)
Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches. Je ne voulais pas effleurer le clavier comme une araignée. Je voulais m’enfoncer, me clouer, me fixer, me pétrifier. Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l’intérieur de la musique pour avoir une patrie. Mais la musique bougeait, se pressait. Quand un refrain reprenait, alors seulement s’animait en moi l’espoir que quelque chose comme une gare s’établirait ; je veux dire : un point de départ ferme et sûr ; un lieu depuis lequel partir, depuis le lieu, vers le lieu, en union et fusion avec le lieu. Mais le refrain était trop bref, de sorte que je ne pouvais pas fonder une gare puisque je n’avais qu’un train un peu sorti des rails, qui se contorsionnait et se distordait.
Alors j’abandonnai la musique et ses trahisons parce que la musique était toujours plus haut ou plus bas, mai non au centre, dans le lieu de la rencontre et de la fusion. (Toi qui fus ma seule patrie, où te chercher ?
Peut-être dans ce poème que j’écris peu à peu.)
Alejandra Pizarnik, extrait de « Figures du pressentiment », in l’Enfer musical (1971), Œuvre poétique, traduction de Silvia Baron Supervielle, Actes Sud, 2005,
–––– Victor Hugo à Bruges en 1837, lettre à Adèle –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Bruges, où j’ai passé un jour avant d’arriver à Ostende, est une superbe ville, moitié allemande, moitié espagnole. On l’appelle Bruges à cause de ses ponts {Brug, en flamand) comme on appelle la ville de ton père Nantes à cause de ses cours d’eau (les cent bras de la Loire) , fiant en celte. T’en souviens-tu, chère amie ? nous avons retrouvé ce mot bas-breton en Suisse. On ne dit pas un torrent, on dit un nant. Les gens de Bruges sont en train de fort malmener leur clocher, qui est un obélisque de brique du quatorzième siècle, du plus grand style par conséquent. Ils ont déjà coupé la pointe qu’ils ont remplacée par un hideux petit toit, rond, plat et bête. Suppose un pape à qui l’on a ôté sa tiare pour lui mettre une casquette. Voilà le clocher de Bruges maintenant. En revanche, la tour du beffroi est complète. Elle est du même temps, et admirable, mi-partie en brique et en pierre. La brique a parfois des tons rouilles qui sont magnifiques. Ils en tirent grand parti en Flandre. Ils font en brique jusqu’à des coquilles, jusqu’à des meneaux d’une délicatesse parfaite. Il faut convenir que les Flamands tripotent mieux la brique que les bretons ne tripotent le granit. Je veux toujours parler des vieux architectes, car à présent on ne tire parti de rien; en brique comme en granit on ne fait que des sottises. Il y a aussi à Bruges force belles maisons à pignons; mais toujours hideusement badigeonnées. Il en est de même de l’intérieur des églises; tout y est blanc dur et noir cru, le tout pour la jubilation des curés, sacristains et vicaires. Il y a longtemps que je l’ai dit, le premier ennemi des églises, c’est le prêtre. Par exemple, ils ont une sublime statue de Michel-Ange, un des prodiges de l’art; ils la cachent derrière un énorme crucifix. Pour trente sous j’ai fait ôter le crucifix, car pour trente sous on fait bien des choses chez ces braves bedeaux belges, et le crucifix n’a peut-être pas d’autre but. C’est un chef-d’œuvre miraculeux que cette statue. La tête de la Vierge est ineffable. Elle regarde son enfant avec une douleur fière que je n’ai vue qu’à cette tête et à ce regard. Quant à l’enfant, avec son grand front, ses yeux profonds et la puissante moue que font ses petites lèvres, c’est bien le plus divin enfant qui soit. Napoléon, qui avait dû ressembler à cet enfant-là, l’avait fait transporter à Paris. On l’a repris en 1815, et dans le trajet on a cassé, je devrais dire déchiré, un coin du voile de la Vierge. Michel-Ange est dans cette église. Rubens, Van Dyck et Porbus y sont aussi. Ils ont laissé là, l’un une Adoration des Mages, l’autre un Mariage mystique de Sainte-Rosalie, le troisième une Sainte-Anne. Je suis resté longtemps comme agenouillé devant ces chefs-d’œuvre. Je crois que c’est là ce que les protestants appellent de l’idolâtrie. Idolâtrie, soit. Ce n’est pas tout, car cette église est riche, et je n’ai pas gardé le moindre pour la fin. Le tombeau de Charles le Téméraire et celui de sa fille Marie de Bourgogne sont là, dans une chapelle. Figure-toi deux monuments en airain doré et en pierre de touche. La pierre de touche ressemble au plus beau marbre noir, avec quelque chose de plus souple à l’œil et de plus harmonieux. Chaque tombeau a sa statue couchée qui paraît toute d’or, et sur les quatre faces des blasons, des figures et des arabesques sans nombre. La tombe de la duchesse Marie est du quinzième siècle, celle de Charles est du seizième. Le corps du duc fut transporté de Nancy à Bruges par Charles-Quint, cet empereur prudent, fils de Jeanne la Folle et petit-neveu de Charles le Téméraire. Rien de plus magnifique que ces deux tombes, celle de Marie surtout. Ce sont d’énormes bijoux. Les blasons sont en émail. Aux pieds du duc il y a un lion, aux pieds de Marie deux chiens dont l’un semble gronder de ce qu’on approche sa maîtresse. C’est une chose surprenante, aux quatre faces du monument, que cette foret d’arabesques d’or sur fond noir avec des anges pour oiseaux et des blasons pour fruits et pour fleurs. Napoléon a visite ces tombes. Il a donné dix mille francs pour les restaurer et mille francs à l’honnête bourgeois qui les avait enterrées et sauvées pendant la Révolution. Il paraît qu’il est resté longtemps, pensif, m’a dit le vieux sacristain, dans cette chapelle. C’était en 1811. Il a pu lire sur le devant du tombeau de Charles de Bourgogne sa devise : « Je l’ai empris, bien en avienne », et au revers, dans l’épitaphe, il a pu lire aussi cette phrase : «Lequel prospéra longtems en haultes entreprises, batailles et victoires… jusques à ce que fortune lui tournant le dos l’oppressa la nuit des Roys 1476, devant Nancy. » L’empereur rêvait alors Moscou. Il n’a pas fait porter ces tombes à Paris. Ces tombeaux sont traités comme Michel-Ange. La fabrique les a fait couvrir d’une ignoble boiserie qui imite le catafalque du Père-Lachaise et dont M. Godde le parisien serait jaloux. Vous voulez voir les tombes, payez. C’est pour l’entretien, c’est-à-dire le badigeonnage de l’église. Pauvre église ! ainsi, ces tombes, son joyau, ces tombes qui devraient la parer magnifiquement, servent à l’enlaidir. — O marguilliers! C’est dans cette église que Philippe le Bon institua la Toison d’or. Ils montrent une ravissante tribune du quinzième siècle, affreusement engluée comme le reste, d’où furent déclarés, disent-ils, les premiers chevaliers. J’en doute, car le style fleuri de cette tribune la fait contemporaine de notre Charles VIII. Et en Flandre ils ont toujours été plutôt en retard qu’en avant. Ils faisaient encore des ogives au temps de Henri IV. Maintenant, chère amie, quand je t’aurai dit que la dorure de chacune des deux tombes a coûté vingt-quatre mille ducats d’or, somme énorme pour le temps, et que le carillon du beffroi passe pour le plus beau carillon de la Belgique, j’aurai épuisé tout ce que j’ai à te dire de Bruges. Il y a encore une vieille abbaye en ruines, mais je n’ai pas eu le temps de la visiter. Ce sera pour le jour où nous verrons tout cela ensemble, mon Adèle. Du reste, à partir du dix-septième siècle, l’architecture et la sculpture prennent en Flandre quelque chose de plus massif que partout ailleurs. Les volutes sont lourdes, les statues ont du ventre, les anges ne sont pas joufflus, ils sont bouffis. Tout cela a bu de la bière.
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–––– poèmes de Georges Rodenbach (1855-1898) –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Georges Rodenbach (1855-1898)
L’écrivain belge d’expression française Georges Rodenbach (1855-1898) écrit en 1892 un roman considéré comme un chef-d’œuvre du symbolisme, « Bruges-la-Morte » qui met en scène la ville de Bruges elle-même, traitée comme un personnage central qui influence et détermine les pensées et les actions des acteurs du roman. Le héros du roman, Hugues Viane a quitté la grande ville cosmopolite où il vivait avec sa jeune épouse après la mort de celle-ci et s’est réfugié à l’écart du monde dans cette petite ville des Flandres, quai du Rosaire, en compagnie de sa vieille et pieuse servante. Il vit dans le culte de son épouse morte dont il vénère une tresse blonde telle une relique. La ville de Bruges qui après l’ensablement du chenal qui la reliait à la Mer du Nord a perdu la prospérité et la magnificence qui étaient les siennes durant tout le Moyen âge et avait alors l’apparence d’une « ville-morte », par son ambiance particulière, semble participer à son chagrin et s’assimile à la jeune femme morte. Hugues Viane fait la rencontre dans la ville d’une jeune femme, danseuse de son état, qui est la personnification de son épouse morte et dont il tombe éperdument amoureux. Cet amour scandaleux se terminera en drame puisque la jeune femme mourra étranglée par son amant à l’aide de le touffe de cheveux de la morte qu’elle avait, sans le savoir, profanée…
Ce roman jouera un rôle important pour la promotion touristique de la ville de Bruges mais ses habitants ne lui pardonneront pas d’avoir présenté la ville sous un aspect nostalgique et passéiste et pour s’être opposé au projet du port de Zeebruges qui devait permettre à la ville de renouer avec un développement économique moderne. Le roman paru dans un premier temps comme feuilleton dans le journal Le Figaro avant d’être publié en volume par l’éditeur Flammarion.
Georges Rodenbach a également composé de nombreux poèmes à la gloire de la ville de son enfance et aux villes de sa Flandre natale.
Tel canal solitaire, ayant bien renoncé, Qui rêve au long d’un quai, dans une ville morte, Où le vent faible à son isolement n’apporte Qu’un bruit de girouette, en son cristal foncé, S’exalte d’être seul, ô bonne solitude ! Isolement par quoi son coeur devient meilleur Quand l’eau s’est peu à peu déprise et se dénude De tout désir qui lui serait une douleur ! Quiétude où jamais ne descend et ricoche Que le tintement frêle et doux de quelque cloche, Frissons contagieux d’un bruit presque divin ! Et qui, plein de mirage, est comme un ciel en marche, Tout nostalgique en des recherches d’infini ! Qu’importe ! il vit déjà d’éternité. Car ni Les quais de pierre stricts, ni tel vieux pont d’une arche N’empêchent la descente en lui du firmament; Ou la fumée éparse, au doux renoncement, De le suivre dans l’air en chemin parallèle; Ou les cygnes royaux sur les bords d’ouvrir l’aile, Graduel déploiement d’un plumage inégal Qui mire dans l’eau plane un arpège de plumes !
Ainsi le long du quai rêve le vieux canal Où les choses se font l’effet d’être posthumes Parmi cet au-delà de silence et d’oubli… Mais tout revit quand même en son calme sans pli. Or s’il reflète ainsi la fumée et les cloches C’est pour s’être guéri de l’inutile émoi; Aussi le canal dit : Ah ! vivez comme moi !… Et son eau pacifique est pleine de reproches.
Le long des quais, sous la plaintive mélopée Des cloches, l’Eau déserte est tout inoccupée Et s’en va sous les ponts, silencieusement, Pleurant sa peine et son immobile tourment, Se plaindre de la vie éparse qui l’afflige ! Et la lune a beau choir comme une fleur sans tige Dans le courant, elle a l’air d’être morte, et rien Ne fait plus frissonner au souffle aérien Ce pâle tournesol de lumière figée. Eau dédaigneuse ! Soeur de mon âme affligée, Qui se refuse aux vains décalques d’alentour, Elle qui peut pourtant mirer toute une tour O taciturne coeur ! Coeur fermé de l’eau noire.
Toute à se souvenir en sa vaste mémoire D’un ancien temps vécu qui maintenant est mort : Cadavre qu’elle lave avec son eau qui tord Des tristesses de linge en pitié quotidienne O l’eau, soeur de mon âme, empire des noyés, Se répétant le soir l’une à l’autre : « Voyez S’il est une douleur comparable à la mienne ! »
Le Règne du silence, Rodenbach
Les quais de Bruges…
« Ces quais de Bruges, combien, dans ma pensive jeunesse, je les ai suivis, confessés, aimés, – avec des coins que j’étais seul à connaître, à consoler, avec des maisons dont les vitres mortes me regardaient ! Et, dans la prison des quais de pierre, l’eau stagnante des canaux où ne passent plus de navires, ni de barques, où rien ne se reflète que l’immobilité des pignons dont les arches décalquées ont l’air d’escaliers de crêpe qui conduisent jusqu’au fond. Et sur les eaux inanimées, des balcons en surplomb, des rampes de bois, des grilles de jardins incultes, des portes mystérieuses, toute une enfilade de choses confuses et déjetées qui sont accroupies au bord de l’eau, avec des airs de mendier, sous des haillons de feuillage et de lierre qui s’effilochent… » – Georges Rodenbach.
Toute la belle histoire est une souvenance ! Les cygnes pleurent sur l’eau où se mirent les toits, Rien ne se recommence Et tout n’arrive qu’une fois.
Tout est déjà comme si rien n’avait été; La ville abdique Et les cygnes ont un air héraldique Et les tours sont dans l’air comme un grand cri sculpté.
Les reflets parmi l’eau s’évaporent, Ainsi le fard d’un visage; Tout ce vieux décor est sans âge; L’eau devient incolore.
Toute la belle histoire est finie, L’ancien faste et la mer baignant le pied des tours; La mer est partie Comme un amour… Déjà le souvenir en est vague; La ville est une veuve; Comment recommencer les vagues Et se remettre aux doigts des bagues neuves ?
La ville rêve au beau passé qui finit mal. Elle appelle et rien ne répond. Silence de l’air ! Les vieux ponts Sont comme un catafalque en deuil sur le canal.
La ville se résigne, Appareillée avec les quais, Et prend exemple sur les cygnes Qui sont un vaste vol cargué.
Les cygnes mi-barque, mi-aile, Presque redevenus des oiseaux de blason, Dans ce air de veuvage et d’arrière-saison Où seul le clair de lune un peu les emmielle !
Le gris du ciel du Nord dans mon âme est resté; Je l’ai cherché dans l’eau, dans les yeux, dans la perle; Gris indéfinissable et comme velouté, Gris pâle d’une mer d’octobre qui déferle, Gris de pierre d’un vieux cimetière fermé. D’où venait-il, ce gris par-dessus mon enfance Qui se mirait dans le ciel inanimé ? Il était la couleur sensible du silence Et le prolongement des tours grises dans l’air. Ce ciel de demi-deuil immuable avait l’air D’un veuvage qui ne veut pas même une rose Et dont le crêpe obscur sans cesse s’interpose Entre la joie humaine et son chagrin sans fin. Ah ! ces ciels gris, couleur d’une cloche qui tinte, Dont maintenant et pour toujours ma vie est teinte ! – Et, pour moudre ces ciels, tournait quelque moulin !
Le brouillard indolent de l’automne est épars… Il flotte entre les tours comme l’encens qui rêve Et s’attarde après la grand-messe dans les nefs; Et il dort comme un linge sur les remparts.
Il se déplie et se replie. Et c’est une aile Aux mouvements imperceptibles et sans fin; Tout s’estompe; tout prend un air un peu divin; Et, sous ces frôlements pâles, tout se nivelle.
Tout est gris, tout revêt la couleur de la brume : Le ciel, les vieux pignons, les eaux, les peupliers, Que la brume aisément a réconciliés Comme tout ce qui est déjà presque posthume.
Brouillard vainqueur qui, sur le fond pâle de l’air, A même délayé les tours accoutumées Dont l’élancement gris s’efface et n’a plus l’air Qu’un songe de géométrie et de fumées.
Plus qu’ailleurs on y songe au vide de la vie, A l’inutilité de l’effort qui nous leurre; Rien par quoi la tristesse un peu se lénifie Et rien pour désaffliger l’heure !
Toujours les quais connus, les mêmes paysages, Les vieux canaux pensifs qu’un cygne en deuil affleure; Sans jamais d’imprévu ni de nouveaux visages Donnant une autre voix à l’heure !
Et toujours, avec des langueurs équivalentes A celles de la pluie automnale qui pleure, Quelque moulin, vers la banlieue, aux ailes lentes, Qui tourne et semble moudre l’heure !
C’est là qu’il faut aller quand on se sent dépris…
C’est là qu’il faut aller quand on se sent dépris De la vie et de tout et même de soi-même; Ville morte où chacun est seul, où tout est gris, Triste comme une tombe avec des chrysanthèmes. C’est là qu’il faut aller se guérir de la vie Et faire enfin le doux geste dont on renonce; Il en émane on ne sait quoi qui pacifie; Quel beau cygne est entré dans l’âme qui se fonce ? On souffrait dans son âme, on souffrait dans sa chair; Mais il advient qu’un peu de joie encore pleuve Avec le carillon intermittent dans l’air… C’est là qu’il faut aller quand on a l’âme veuve !
La ville est morte, morte, irréparablement ! D’une lente anémie et d’un secret tourment, Est morte jour à jour de l’ennui d’être seule… Petite ville éteinte et de l’autre temps qui Conserve on ne sait quoi de vierge et d’alangui Et semble encor dormir tandis qu’on l’enlinceule; Car voici qu’à présent, pour embaumer sa mort, Les canaux, pareils à des étoffes tramées Dont les points d’or du gaz ont faufilé le bord, Et le frêle tissu des flottantes fumées S’enroulent en formant des bandelettes d’eau Et de brouillard, autour de la pâle endormie – Tel le cadavre emmailloté d’une momie – Et la lune à son front ajoute un clair bandeau !
O ville d’exemplaire et stricte piété ! Les sombres maisons – Même dans leurs vitres rien ne s’azure – Ont l’air d’une communauté En oraison, A genoux dans l’eau qui se moire; Et les reflets des murs sont des cassures De robe noire…
Les canaux vont se prolongeant comme des nefs. Les maisons restent prosternées, Ville entrée en religion;
Pour quels chagrins ou quels griefs ? Pour avoir vu mourir quels rayons Ou se rompre quel hyménée ? Pour avoir subi quel déclin, Quelle chute du haut de la gloire, Pour être veuve avec quels orphelins, Pour s’être vue en deuil dans quels miroirs ? Ah ! comme le destin est rapide à changer, Ruine immédiate et déjà quotidienne Qui lui fit tout de suite, en ce temps-là, songer : « Est-il une douleur comparable à la mienne ? »
O mélancoliques maisons, Maintenant sans mémoire, Qui ont cessé de regarder les horizons !
Naguère elles étaient des reines, Avec un luxe en fleur de pierres ciselées; Voici qu’elles ont Des robes noires, Choeur de béguines en neuvaines Pour on ne sait quel Jubilé… La ville entière a pris le voile, Priant dans les nefs des canaux; Et, pour l’oubli de ses misères (En les touchant des doigts dans l’eau), Elle égrène une à une les étoiles Comme les grains intermittents d’un grand rosaire.
Pour lire d’autres poèmes de Georges Rodenbach sur Bruges et la Flandre, c’estICI.
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–––– poèmes de Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Dante Gabriel Rossetti
Antwerp and Bruges
I climbed the stair in Antwerp church, What time the circling thews of sound At sunset seem to heave it round. Far up, the carillon did search The wind, and the birds came to perch Far under, where the gables wound. In Antwerp harbour on the Scheldt I stood along, a certain space Of night. The mist was near my face; Deep on, the flow was heard and felt. The carillon kept pause, and dwelt In music through the silent place. John Memmeling and John van Eyck Hold state at Bruges. In sore shame I scanned the works that keep their name. The carillon, which then did strike Mine ears, was heard of theirs alike: It set me closer unto them. I climbed at Bruges all the flight The belfry has of ancient stone. For leagues I saw the east wind blown; The earth was grey, the sky was white. I stood so near upon the height That my flesh felt the carillon.
The city’s steeple-towers remove away, Les clochers de la cité s’effacent Each singly; as each vain infatuate Faith Un à un ; comme la Foi vaine du Fidèle Leaves God in heaven, and passes. A mere breath Laisse Dieu au Ciel et passe. Chacun semble Each soon appears, so far. Yet that which lay Un souffle, au loin. Le premier qui se dérobe The first is now scarce further or more grey Est à peine plus lointain, plus estompé Than the last is. Now all are wholly gone. Que le dernier. Tous ont maintenant disparu. The sunless sky has not once had the sun Dans le ciel embrumé le soleil n’a paru Since the first weak beginning of the day. Depuis que le jour s’est timidement levé. The air falls back as the wind finishes, L’air s’alourdit tandis que le vent tombe And the clouds stagnate. On the water’s face Sur les nuages inertes. A la surface des eaux, The current breathes along, but is not stirred. Les vagues frémissent sans tourbillonner. There is no branch that thrills with any bird. Nulle branche ne vibre d’aucun oiseau. Winter is to possess the earth a space, L’hiver, c’est la terre possédant un espace And have its will upon the extreme seas. Et dictant sa loi aux mers déchaînées.
Dante Gabriel Rossetti (Ballads & Sonnets, 1891) traduction de C. Bratzlavsky
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–––– poème de Stéphane Mallarmé (1842-1898) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Stéphane Mallarmé (1842-1898)
Remémoration d’amis belges
A des heures et sans que tel souffle l’émeuve Toute la vétusté presque couleur encens Comme furtive d’elle et visible je sens Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve
Flotte ou semble par soi n’apporter une preuve Sinon d’épandre pour baume antique le temps Nous immémoriaux quelques-uns si contents Sur la soudaineté de notre amitié neuve
O très chers rencontrés en le jamais banal Bruges multipliant l’aube au défunt canal Avec la promenade éparse de maint cygne
Quand solennellement cette cité m’apprit Lesquels entre ses fils un autre vol désigne A prompte irradier ainsi qu’aile l’esprit
Excelsior, juillet 1893 – éd. Y.-A. Favre
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Les circonstances de la rédaction du poème
Mallarmé s’était rendu en 1890 à Bruges à l’invitation des poètes belges du cercle Excelsior de la ville pour donner une conférence sur Villiers de l’Isle-Adam. L’universitaire Bertrand Marchal, auteur de nombreuses études sur Mallarmé décrit ainsi le début du poème : « Les quatrains convoquent deux images, celle de la brume et celle de l’encens pour rendre visible la vétusté de la cité. Cette brume de temps dont la ville émerge comme une veuve écartant ses voiles de deuil semble […] donner une caution à une amitié neuve ». Les tercets évoquent une aube naissante sur un canal encore sombre (« défunt »), dont la lueur est comme démultipliée par la présence de cygnes, cette aube renvoie au déploiement de la poésie elle-même, telle que portée par les poètes belges amis.
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––– texte de Joris-Karl Huysmans (1848-1907) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Joris-Karl Huysmans
[Bruges] se prête une allure douce et avenante, oui, mais parcourez-la dans tous ses sens ; au bout d’une heure de marche, vous vous apercevrez que ses rues vous leurrent : vous êtes parti de tel point et vous y voilà revenu ; en somme, vous avez tourné avec elle; elle est bâtie en ressort de montre, en spirale, et constamment elle vous ramène là où elle peut se faire valoir, à ses musées, à ses églises ; elle est cachotière, telle qu’une dévote ; cependant, si l’on y songe, il serait inéquitable de lui reprocher sa double face, car elle subit la loi commune, les extrêmes s’avoisinent et toujours, là où le Seigneur est maître, Satan se glisse.(…) L’on peut dire qu’elle est à la fois mystique et démoniaque, puérile et grave. Mystique par sa réelle piété, par ses musées uniques au point de vue de l’art, par ses nombreux couvents et par son béguinage ; – démoniaque, par sa confrérie secrète de possédés; – puérile, par son goût pour les insupportables verroteries et carillons, – et grave, par l’allure même de ses canaux et de ses places, de ses beffrois et de ses rues. Mais ce qui domine, en somme, c’est la note mystique ; et elle est comme une ville délicieuse parce qu’elle est dénuée de commerce et que, par conséquent, ses chapelles sont vivantes et que ses rues sont mortes. – «Bruges», dans De Tout, 1902.
Emile Verhaeren est né à Saint-Amand, un petit village sur l’Escaut le 21 mai 1855 dans une famille de commerçants aisés francophone mais avec ses camarades de classe et les habitants de Saint-Amand, il utilisera le dialecte local. Son adolescence se passera dans un internat réputé dirigé de main de fer par les Jésuites dans la ville de Gand, le collège Sainte-Barbe. C’est là qu’il achèvera l’apprentissage du français. Ayant choisi d’étudier le droit à l’université de Louvain, il se découvre une âme de poète, participe à plusieurs initiatives littéraires et publie ses premiers textes et poèmes. Les étudiants épris de littérature qu’il côtoie alors seront les futurs animateurs de la revue « La Jeune Belgique ». Après l’obtention de son doctorat en droit, Verhaeren travaille un moment chez un célèbre avocat bruxellois, Edmond Picard, qui tient chaque semaine un salon couru par les l’avant-garde artistique et politique belge des années 1880-1890. C’est à cet occasion que Verhaeren décidera de se consacrer à l’écriture. Il travaillera dans un premier temps comme critique d’art et de littérature pour plusieurs revues belges et étrangères, deviendra rédacteur de la « Jeune Belgique » et de « L’Art Moderne » .
En 1883, il publie son premier recueil, Les Flamandes qui évoque les mœurs anciennes de la Flandre et de ses habitants en s’inspirant des tableaux des grands maîtres flamands. L’expression naturaliste du texte joint à la crudité des esquisses souvent empreintes d’une forte sensualité est plébiscitée par l’avant-garde mais fait scandale dans le milieu catholique traditionnel. Son second recueil, Les Moines (1886) reçoit également un accueil mitigé. La période qui s’ensuit est faite de doute et de crise morale et imprimera une tonalité pessimiste sur les ouvrages qu’il écrira alors : Les Soirs, (1888), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1891).
La période qui suit sera au contraire une période d’exaltation. Verhaeren est tombé amoureux d’une jeune artiste, amie de sa sœur, Marthe Massin. Son amour est partagé et le couple se marie en1891, coulant des jours heureux à Bruxelles. Trois essais du poète célébreront l’amour conjugal : Les Heuresclaires (1896), Les Heures d’Après-midi (1905) et Les Heures du Soir (1911). En même temps Verhaeren s’implique dans le combat contre l’inégalité sociale et le déséquilibre induit par la révolution industrielle avec en particulier le déclin des régions rurales. Ces thèmes seront traités dans quatre ouvrages : Les Campagnes Hallucinées (1893), Les Villes Tentaculaires (1895), Les VillagesIllusoires (1895) et dans sa première pièce de théâtre, Les Aubes (1898).
En 1898, Verhaeren quitte Bruxelles et se fixe définitivement à Saint-Cloud, près de Paris. La capitale française est à cette époque pour un écrivain francophone le passage obligé pour acquérir la reconnaissance littéraire. Cette reconnaissance lui sera accordée et sa réputation devient mondiale. En 1911, il rate de peu le prix Nobel de Littérature, qui est attribué à son ami Maurice Maeterlinck.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il adopte une attitude profondément pacifiste mais également anti-allemande en publiant des libelles et se produisant dans des conférences. C’est en revenant de l’une de ces conférences qu’il connaîtra une mort stupide le 27 novembre 1916 à Rouen en tentant de monter dans le train pour Paris alors en marche. Il avait 61 ans.
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Texte de Verhaeren au sujet de Rodenbach et de son roman Bruges-la-Morte…
« J’entendais dire : Bruges-la-Morte n’est point le vrai Bruges que les voyageurs rencontrent en débarquant là-bas. On ne peut, me semble-t-il, blâmer Rodenbach de n’être point photographe à la manière de Joanne et de Baedeker. Si la réalité brutale diffère de la réalité artistique, tant mieux !… Bruges fut chantée par Rodenbach parce que, parmi toutes les villes de la terre, il la croyait le mieux d’accord avec sa mélancolie. Il lui importait peu d’être exact, il lui importait beaucoup d’être ému. Son livre est une peinture attendrie et pieuse. Des églises, des places, des palais, des canaux, des quais, des étangs, des ponts de Bruges, il avait la nostalgie, il la communiqua au public. (…) L’histoire d’amour qu’il y développa ne sert que de prétexte à lui rappeler la douce & impérieuse domination du silence, le repos des choses calmantes & vieilles, la vie apaisée & ouatée des béguinages. Bruges est, comme il le dit lui-même, le principal personnage du livre, & rien n’explique mieux le roman & rien ne renseigne mieux sur le poète lui-même. Étudiée sous cet angle, l’œuvre de Georges Rodenbach apparaît essentiellement subjective. Elle a toutes les qualités du rêve personnel que fait un bel & probe artiste durant son existence. Les génies subjectifs recréent le monde entier à leur image ; les talents subjectifs y découvrent, çà & là, d’inattendus aspects. Dans Bruges-la-Morte […], on conserve, après lecture, le souvenir d’une Flandre nouvelle, d’une Flandre belle & triste comme un reliquaire, d’une Flandre sur laquelle volaient, comme une nuée d’anges blancs, les esprits de Memling, de Van der Weyden, de Juste de Gand & de Pierre Christus. Au XVe siècle, cette Flandre vivait de toute son âme, Georges Rodenbach en a recueilli, en notre temps, le dernier soupir. Et la voici morte, à côté de celle qui vit toujours, & de siècle en siècle ressuscite, je veux dire la Flandre de Van Eyck, de Rubens, de Jordaens, de Leys, de Louis Artan & de Constantin Meunier […] » – Emile Verhaeren, Revue encyclopédique, 28 janvier 1899.
Bruges et ses clochers de pierre Et Saint-Sauveur et Notre-Dame Montent, tels des géants, dans l’air. Mais le plus haut, mais le plus clair, Celui dont le cadran de flamme, Comme un soleil luit sur les toits C’est le beffroi; Il regarde jusqu’à la mer.
Jour de juin – ciel tranquille. Toute la ville N’est que clartés et que rayons: Les lucarnes de ses pignons Comme des morceaux d’or scintillent
De Heyst et de Wendune, On l’aperçoit, du haut des dunes, Régner sur l’horizon flamand: Ses tours, l’autre après l’une, Comme des blocs de diamant, Sortent de l’ardente poussière Que lui fait la trop forte et torride lumière.
Elle apparaît ainsi, comme enflammée Dans l’atmosphère ardente, Ses toits pliés semblent des tentes D’une poudreuse et fulgurante armée; Quand ses cloches et ses bourdons fidèles Sonnent et sonnent,
Toute la campagne est vibrante d’elle; Et les chemins et les sentiers des horizons, Au bruit tonnant des sons profonds, Et les routes des hameaux Et des plages et des villages, Et les eaux même des canaux Semblent marcher d’accord, A travers le pays qu’elle s’adjuge, Vers cette gloire en cendre et or : Bruges!
La brume est fauve et nul espoir n’a flamboyé ; La brume en drapeaux morts pend sur la cité morte ; Quelque chose s’en va du ciel que l’on emporte On ne sait où, là-bas, comme un soleil noyé. Des tours, immensément des tours, avec des glas Pour ceux du lendemain qui s’en iront en terre, Lèvent leur vieux grand deuil de granit solitaire Tragiquement, sur le troupeau des pignons bas.
Émile Verhaeren,Les Apparus dans mes chemins, 1891
Dans le silence et la grandeur des cathédrales, La cité, riche avait jadis, dressé vers Dieu De merveilleux autels,, tordus comme des feux Cuivres, bronzes, argents, cartels, rinceaux, spirales.
Les chefs vainqueurs et leurs soldats Y suspendaient les vieux drapeaux de guerre ; Et les autels décorés d’or, Aux yeux de ceux qui sortaient des combats, Apparaissaient alors Comme un arrière immense de galère. D’entre les hauts piliers, jaillissaient les buccins ; Des archanges farouches Y appuyaient leur bouche Et dans un gonflement de la gorge et des seins Sonnaient vers les vents de la Gloire La vie ardente et la victoire.
Sur les marbres des escaliers, Les bras géants des chandeliers Dressaient leurs cires enflammées. Les encensoirs volaient dans les fumées ;
Les ex-votos luisaient comme un fourmillement D’yeux et de coeurs, dans l’ombre ; L’orgue, ainsi qu’une marée, immensément Grondait ; des rafales de voix sans nombre Sortaient du temple et résonnaient jusqu’au beffroi Et le prêtre vêtu d’orfroi Au milieu des pennons brandis et des bombardes, Levait l’épée et lentement traçait avec la garde Sur le front des héros, le signe de la croix.
Oh ! ces autels pareils à des brasiers sculptés, Avec leur flore énorme et leurs feux tourmentés ; Massifs et violents, exorbitants et fous, Ils demeurent encor, parmi les villes mortes. Debout Alors qu’on n’entend plus les chefs et leurs escortes Sabres, clairons, soleils, lances, drapeaux, tambours, Rentrer par les remparts et passer les faubourgs Et revenir, comme autrefois, au coeur des places, Planter leur étendard dont s’exalta l’espace.
La gloire est loin et son miracle : Les Archanges qui couronnent le tabernacle, Comme autant d’énormes Renommées, Ne sonnent plus pour les armées. Avec prudence, on a réfugié L’emblématique et colossal lion, Dans le blason de la cité ; Et, vers midi, le carillon, Avec ses notes lasses Ne laisse plus danser Sur la grand’place Et s’épuiser, Qu’un petit air estropié.
Les bras des longs canaux que le couchant fait d’or Serrent près du beffroi, comme autour d’un refuge, Toute la gloire ancienne et dolente de Bruges, La ville est fière, et douce, et grande par la mort.
Mais néanmoins, toujours, monte vers la lumière Le rectiligne élan de sa beauté guerrière, Et son bourdon réveille un trop vivant écho
Pour éternellement pleurer sur son tombeau.
Emile Verhaeren : Toute la Flandre, t. I., («La guirlande des dunes», Paris, 1907.)
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–– texte de Franz Hellens (1881-1972), l’auteur de « En ville morte » (Gand) sur Rodenbach et « Bruges-la-Morte » ––
Frans Hellens (1881-1972) par Amedeo Modigliani
« Rodenbach semble avoir fixé définitivement aux yeux des étrangers la physionomie de Bruges, en la qualifiant de « morte ». Il y a beaucoup de romantisme dans son portrait, beaucoup de fausseté. Bruges n’a que faire de ce sentimentalisme exacerbé. » – Franz Hellens, L’Esprit des villes flamandes.
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–––– poème de Reiner Maria Rilke (1875-1926) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Reiner Maria Rilke
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Quai du Rosaire à Bruges
Les rues s’en vont d’un pas prudent ; (ainsi, parfois, convalescents, des hommes, marchant, se demandent: qu’y avait-il autrefois ici?) Celles qui s’ouvrent sur des places longtemps attendent qu’une autre rue franchisse d’un élan l’eau claire du soir où, plus les choses se modèrent, plus réel deviendra ce monde inclus de mirages plus vrais qu’aucun de ces espaces.
Depuis longtemps la ville est-elle évanouie? Cependant la voici, (docile à quelle loi?) dans l’image à rebours se réveiller, lucide, comme si la vie était moins rare là-bas. Les jardins renversés sont là, entiers et vrais, et là, soudain, tournoie à la clarté rapide des fenêtres la danse des estaminets.
Que reste-t-il en haut? Seul le silence: il goûte lentement, grain après grain – car rien ne presse, – le doux raisin du carillon qui dans les cieux se balance.
Nouvelles Poésies [1905-1908])– trad. Maurice Betz.
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––– Texte d’Henri Miller (1891-1980) –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Henri Miller
Après trois jours et trois nuits, je ne sais encore si je rêve ou si je suis bien éveillé. Si c’est dans une ville morte que je me promène, alors j’ai un avant-goût de la vie d’outre-tombe. Mais je ne suis pas mort, comme rien n’est d’ailleurs mort, même pas le passé. Ce que je ressens, c’est la simultanéité – • passé, présent et avenir se mêlant et se réfléchissant devant mes yeux comme des miroirs irisés. Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l’ajournement. [151] J’erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie. En me promenant dans les rues de Bruges, je pense souvent à mon pays natal. Je me demande combien de temps sa course folle va continuer. Je m’interroge sur «la fin», car cette folie doit avoir une fin, tout comme Babylone et Ninive. (…) Je sais que je ne suis pas mort, et que je ne rêve pas. Les cloches, le carillon, le cri des marchands ambulants, le rire sonore des enfants flamands évoquent un monde dont je fus brutalement arraché, un monde qui me réclame toujours. Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l’avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici, à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n’est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu de ruines, mais au coeur même de l’éternité. Nous écrivons Le Livre des mutations* dans la langue indélébile de l’esprit. Nos bibles sont faites de pierre, de parchemin, de sang. Le miracle et le mystère de Bruges, je m’en rends compte maintenant, résident dans le lien jamais rompu, la correspondance mélodieuse entre l’âme et la matière. Le théâtre de la vie n’est ni le champ de bataille, ni l’usine, ni la place du marché, ni le musée, ni l’église. Si nous voulons un monde humain, il nous faudra apprendre la leçon que nous donne la vie et consentir. Vérité et certitude engloutissent toutes les contradictions et les anomalies de l’existence. Ce qui est sacré restera sacré ; ce qui est durable ne peut être détruit. – Henri Miller : Impressions of Bruges, 1953. (traduction de C. Berg).
* Corpus de divination de la Chine antique.
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––– Texte de Michel de Ghelderode (1898-1962) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Michel de Ghelderode
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Hans Memling, Triptyque Moreel, 1484, Musée Groeninge, Bruges
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[Bruges] est, en fait, la plus pathétique cité mémoriale du continent, dans cette lumière du septentrion qui valorise le toc même et verse une inexprimable euphorie, voire l’oubli des tristes démocraties. Oui, Bruges possède ce don hypnotique et dispense de singulières absences. Quand on revient à soi, on est chez Memling: le panneau sent l’huile, vient d’être achevé. Il y a en Bruges quelque chose qui finit dans quelque chose qui commence: le Songe. On le flaire: il tient en odeurs et parfums; parfums de mort, odeurs de sainteté. La Mort, ce qui s’effrite et se défait en plein soleil, on la ressent, avec une puissante désolation, à Damme dans les sables, où l’on cherche les vagues et les carènes – La Flandre est un songe, 1953.
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––– Poème de Maurice Carême (1899-1978) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Maurice Carême
Glissez, glissez sans heurt, mes cygnes, Avec des lenteurs de béguines. Ici rien ne luit, ne s’agrège. Les quais mêmes semblent de neige. Dans l’ombre verdâtre des ruines, La mort montre à nu ses racines. On entend le pas du silence Longer une muraille blanche, Un pas qui sourdement ricoche Et jamais, jamais ne s’approche. Pourtant, au loin, des cloches sonnent… Mais il ne vient jamais personne.
Bruges. 1963
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––– Texte de Marguerite Yourcenar (1903-1987) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Marguerite Yourcenar
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Beffroi de Bruges : le tambour en cuivre qui commande les carillons – photo Enki
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Naguère encore, en retrouvant son chemin dans le lacis des venelles de Bruges, [Zenon] avait cru que cette halte à l’écart des grandes routes de l’ambition et du savoir lui procurerait quelque repos après les agitations de trente-cinq ans. Il comptait éprouver l’inquiète sécurité d’un animal rassuré par l’étroitesse et l’obscurité du gîte où il a choisi de vivre. Il s’était trompé. Cette existence immobile bouillonnait sur place; le sentiment d’une activité presque terrible grondait comme une rivière souterraine. L’angoisse qui l’étreignait était autre que celle d’un philosophe persécuté pour ses livres. Le temps, qu’il avait imaginé devoir peser entre ses mains comme un lingot de plomb, fuyait et se subdivisait comme les grains du mercure. Les heures, les jours et les mois, avaient cessé de s’accorder aux signes des horloges, et même au mouvement des astres. Il lui semblait parfois être resté toute sa vie à Bruges, et parfois y être entré de la veille. (…) Ce Zenon qui marchait d’un pas précipité sur le pavé gras de Bruges sentait passer à travers lui, comme à travers ses vêtements usés, le vent venu du large, le flot des milliers d’êtres qui s’étaient déjà tenus sur ce point de la sphère, ou y viendraient jusqu’à cette catastrophe que nous appelons la fin du monde ; ces fantômes traversaient sans le voir le corps de cet homme qui de leur vivant n’était pas encore, ou lorsqu’ils seraient n’existerait plus. Les quidams rencontrés l’instant plus tôt dans la rue, perçus d’un coup d’oeil, puis rejetés aussitôt dans la masse informe de ce qui est passé, grossissaient incessamment cette bande de larves. Le temps, le lieu, la substance perdaient ces attributs qui sont pour nous leurs frontières; la forme n’était plus que l’écorce déchiquetée de la substance; la substance s’égouttait dans un vide qui n’était pas son contraire ; le temps et l’éternité n’étaient qu’une même chose, comme une eau noire qui coule dans une immuable nappe d’eau noire. Zenon s’abîmait dans ces visions comme un chrétien dans une. méditation sur Dieu – L’Œuvre au noir, 1968. – Éditions Gallimard, Paris.
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–––– article du site « Encyclopédie sur la mort » sur le roman Bruges-la-Morte ––––––––––
Khnopff – Bruges-la-Morte
Extrait du texte de Christian Berg sur Bruges-la-Morte (1986)
«Gaston Bachelard parlera d’une ophélisation d’une ville entière à propos du roman de Georges Rodenbach Bruges-la-Morte. L’auteur a choisi de projeter ses états d’âme sur Bruges car Bruges, selon lui, est le prototype même de la ville morte, jadis si brillante, mais qui connaît une fin de vie abandonnée. Elle est donc à l’image du héros : elle est demi-fantôme et survit par une illusion : seuls demeurent ses monuments pour attester de son antique richesse, comme demeure seule pour Hugues Viane les cheveux de la morte. Cette idée de la Ville-Narcisse va être soulignée par le jeu de reflets que Rodenbach met en place tout au long du récit. Il n’est pas non plus innocent d’avoir choisi une ville d’eau. L’auteur va jouer sur les valeurs métaphoriques de la noyade, du naufrage et du côté mortifère de ces eaux croupies. Thèmes mélancoliques propres au symbolisme. Gaston Bachelard analyse ce qu’il appelle le complexe d’Ophélie*, il constate que, même s’ils n’ont rien de réaliste, certains éléments sont indissociablement liés, dans l’imaginaire, au mythe d’Ophélie : elle est toujours représentée au clair de Lune, avec des fleurs, sa chevelure et sa robe étalées autour d’elle, flottant sur l’onde, paisible, semblant plus endormie que morte.»
Ce que Gaston Bachelard a appelé l’«ophélisation de l’eau» dans Bruges-la Morte, recouvre en fait un processus beaucoup plus complexe qui relie non seulement l’eau à la mort, mais qui transforme aussi peu à peu l’épouse morte en mère terrible qui invite le fils perdu à partager sa tombe d’eau et de vase. Viane est possédé par la hantise de s’«enliser» ou de «s’ensabler» (ch.VI) ; il «marche» littéralement «dans la mort» (ch.XI). Par le biais du culte marial, la sacralisation progressive de l’épouse disparue mène à l’identification de celle-ci avec le corps interdit, le corps de pierre intangible de la Mère. Celui-ci est d’abord figuré par le gisant de Marie de Bourgogne, «tout rigide sur l’entablement du sarcophage» (ch.II) à côté duquel Hugues rêve de «s’allonger». Mais terreur et fascination augmentent lorsque le corps de pierre grandit au point de s’investir dans les murs d’une ville entière. C’est alors que la montée hypnagogique s’accélère, et que les efforts déployés par Viane afin de «masquer» la morte par la vivante s’avèrent vraiment dérisoires, même s’ils ont permis au veuf de retrouver un instant la joie de vivre, d’oublier son effroi, de conjurer sa peur, d’imposer silence à la voix de bronze qui continue pourtant à l’appeler.»
Dans l’atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son coeur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l’avait mieux revue, mieux entendue; retrouvant au fil des canaux son visage d’Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froides de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer.
Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu’il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, l’émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d’agonie, des pignons calquant dans l’eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s’éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l’égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d’un goupillon pour quelque absoute.
Dans cette solitude du soir et de l’automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d’avoir fini sa vie et l’impatience du tombeau. Il semblait qu’une ombre s’allongeât des tours sur son âme; qu’un conseil vînt des vieux murs jusqu’à lui; qu’une voix chuchotante montât de l’eau – l’eau s’en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d’Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare*. […] Hugues garda de cette rencontre un grand trouble. Maintenant, quand il songeait à sa femme, c’était l’inconnue de l’autre soir qu’il revoyait; elle était son souvenir vivant, précisé. Elle lui apparaissait comme la morte plus ressemblante.
Lorsqu’il allait, en de muettes dévotions, baiser la relique de la chevelure conservée ou s’attendrir devant quelque portrait, ce n’est plus avec la morte qu’il confrontait l’image, mais avec la vivante qui lui ressemblait. Mystérieuse identification de deux visages. Ç’avait été comme une pitié du sort offrant des points de repère à sa mémoire, se mettant de connivence avec lui contre l’oubli, substituant une estampe fraîche à celle qui pâlissait, déjà jaunie et piquée par le temps. […] Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme existait, absolument pareille à celle qu’il avait perdue. Pour l’avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que celle-ci allait revenir, était revenue et s’avançait vers lui, comme naguère. Les mêmes cheveux – toute semblable et adéquate. Caprice bizarre de la Nature et de la Destinée! […] Hugues se trouva sans force, tout l’être attiré, entraîné dans le sillage de cette apparition. La morte était là devant lui; elle cheminait; elle s’en allait. Il fallait marcher derrière elle, s’approcher, la regarder, boire ses yeux retrouvés, rallumer sa vie à ses cheveux qui étaient de la lumière. Il fallait la suivre, sans discuter, simplement, jusqu’au bout de la ville et jusqu’au bout du monde.
Il n’avait pas raisonné; mais, machinalement, s’était remis à marcher derrière elle, tout près cette fois, avec la peur haletante de la perdre encore, à travers cette vieille ville aux rues en circuits et en méandres.
Certes, il n’avait pas songé une minute à cette action anormale de sa part: suivre une femme. Eh non! c’est sa femme qu’il suivait, qu’il accompagnait dans cette crépusculaire promenade et qu’il allait reconduire jusqu’à son tombeau.
Georges Rodenbach, l’auteur du roman Bruges-la-Morte a composé de nombreux poèmes à la gloire de Bruges, la ville de son enfance et à sa Flandre natale.
J’entre dans ton amour comme dans une église Où flotte un voile bleu de silence et d’encens : Je ne sais si mes yeux se trompent, mais je sens Des visions de ciel où mon coeur s’angélise.
Est-ce bien toi que j’aime ou bien est-ce l’amour ? Est-ce la cathédrale ou plutôt la madone ? Qu’importe ! Si mon coeur remué s’abandonne Et vibre avec la cloche au sommet de la tour !
Qu’importent les autels et qu’importent les vierges, Si je sens là, parmi la paix du soir tombé, Un peu de toi qui chante aux orgues du jubé, Quelque chose de moi qui brûle dans les cierges.
Oui ! c’est la mort, mais c’est aussi l’Eternité; Entrez, mon âme irrésolue ! Le portail vous effraie et ses démons sculptés; Mais l’église est toute bonté, Et, par les vitraux noirs, un clair de lune afflue. O mon âme, rien de la vie Ne vous aura suivie Dans cette ombre propice et que vous souhaitiez.
Les cierges ont, au loin, des remuements de lèvres Comme s’ils vous parlaient en rêve… Oh ! les doigts rafraîchis à l’eau des bénitiers ! C’est le refuge; C’est l’asile de l’Arche au milieu du déluge; Et voici devers vous que vole la colombe, La colombe du Saint-Esprit.
Certes la vieille église a le froid d’une tombe En qui le vieux pécheur qu’on était meurt sans bruit; On meurt au monde et on meurt à soi-même; On est un Lazare blême; Mais Jésus pleure et nous rescussite soudain !
On renaît à la vie avec une âme neuve; On se lève, on est comme au milieu d’un jardin. Qu’importe le monde ! Qu’importe, Au loin, la ville morte ! Et que sur les vitraux il pleuve, Et que la nuit descende en ses crêpes de veuve ! Ici, il fait soleil; L’ostensoir en vermeil Brille, là-bas, au fond du choeur; L’encens est un rideau de brume qui s’écarte… Il semble qu’on soit mort et puis qu’on ait été Ressuscité… On sent autour de soi, comme des soeurs; On a l’air de prier avec Marie et Marthe.
La maladie est si doucement isolante : Lent repos d’un bateau qui songe au fil d’une eau, Sans nulle brise, et nul courant qui violente, Attaché sur le bord par la chaîne et l’anneau. Avant ce calme octobre, il s’appartenait guère : Toujours du bruit, des violons, des passagers, Et ses rames brouillant les canaux imagés. Maintenant il est seul; et doucement s’éclaire D’un mirage de ciel qui n’est plus partiel; Il se ceint de reflets puisqu’il est inutile; Et, délivré du monde, il s’encadre de ciel.
Car cet isolement anoblit, lénifie; On se semble de l’autre côté de la vie; Les amis sont au loin, vont se raréfier; A quoi dont s’attacher; à qui se confier ? On ne va plus aimer les autres, mais on s’aime; On n’est plus possédé par de vains étrangers, On se possède, on se réalise soi-même; Les noeuds sont déliés ! Les rapports sont changés ! Toute la vie et son mensonge et son ivraie Se sont fanés dans le miroir intérieur Où l’on retrouve enfin son visage meilleur, Celui de pure essence et d’identité vraie.
Les maladies des pierres sont des végétations. Novalis.
Quand la pierre est malade elle est toute couverte De mousses, de lichens, d’une vie humble et verte; La pierre n’est plus pierre; elle vit; on dirait Que s’éveille dans elle un projet de forêt, Et que, d’être malade, elle s’accroît d’un règne, La maladie étant un état sublimé, Un avatar obscur où le mieux a germé ! Exemple clair qui sur nous-mêmes nous renseigne : Si les plantes ne sont que d’anciens cailloux morts Dont naquit tout à coup une occulte semence, Les malades que nous sommes seraient alors Des hommes déjà morts en qui le dieu commence !
Les cygnes dans le soir ont soudain déplié Leurs ailes, parmi l’eau qu’un clair de lune moire; On y sent se lever un frisson qui va croître, Comme le long du feuillage des peupliers. Frisson pareil à ceux d’un grand vent dans les arbres; C’est comme une musique, en pleurs d’être charnelle; Musique d’une harpe qui serait une aile, Car les ailes de cygne ont la forme des harpes.
Ces harpes tout à coup ont déchiré la brume; Les nénuphars lèvent leurs voiles de béguines; Tout se recueille; tout écoute les beaux cygnes Qui dressent sur l’eau morte un arpège de plumes.
Concert nocturne où, seul, je m’arrête de vivre ! Ah ! ces harpes de la musique du silence Dont on ne sait si elle est morte ou recommence; Et mon coeur s’est gelé dans ces harpes de givre.
Le cygne d’un beau rêve acquis à ce silence Qui s’effaroucherait d’un peu de violence Et qui n’arrive à flotter comme une palme Qu’à cause du repos, à cause du grand calme, Cygne blanc dont la queue ouverte se déploie, – Barque de clair de lune et gondole de soie – Cygne blanc, argentant l’ennui des mornes villes, Qui hérisse parfois dans les canaux tranquilles Son candide duvet tout impressionnable; Puis, quand tombe le soir, cargué comme les voiles; – Dédaignant le voyage et la mer navigable – Sommeille, l’aile close, en couvant des étoiles !
L’eau houleuse du port est sans mirage aucun. Mais dans le somnolent dimanche, il suffit qu’un Souffle d’air passe au fil du bassin qui repose Pour propager le vert reflet des peupliers, Quand se crispe en frissons de moire l’eau morose…
C’est ainsi que la cloche aux glas multipliés Dans l’Ame du dimanche, où toute rumeur cesse, Agrandit longuement des cercles de tristesse.
Dans les ciels de Toussaint la pluie est humble et lente…
Dans les ciels de Toussaint la pluie est humble et lente ! Maladive beauté de ces ciels où des fils Ont capturé notre âme en leurs réseaux subtils, Echeveau qu’on croit frêle et qui nous violente ! Quel remède à l’ennui des longs jours pluvieux ? Et comment éclaircir, lorsqu’on y est en proie, Le mystère de leur tristesse qui larmoie ? Sont-ce les pleurs du ciel – en deuil de quelle peine ? Car la pluie a vraiment une tristesse humaine ! Pluie éparse. Elle nous atteint ! C’est comme afin De nous lier à sa peine contagieuse.
Elle s’étend dans l’atmosphère spongieuse Et, grise, elle renait d’elle-même sans fin. Pluie étrange. Est-ce un filet où l’âme se mouille Et se débat ? Est-ce de la poussière d’eau ? Où l’effilochement fil à fil d’un rideau ? Est-ce le chanvre impalpable d’une quenouille ? Où bien le ciel a-t-il lui-même des douleurs Et pleut-il simplement les jours que le ciel pleure ? Alors tout s’élucide : attraction des pleurs ! La pluie apporte en nous les tristesses de l’heure; Insinuante, jusqu’en nous elle descend; Elle cherche nos pleurs et va les accroissant, O pluie alimentant le réservoir des larmes ! Inexorable pluie ! Apporteuse d’alarmes ! Nous n’en souffrons si fort que pour prévoir un peu Qu’après la pluie et les heures sombres enfuies, Même lorsque le ciel sera de nouveau bleu, Il nous faudra plus tard pleurer toutes ces pluies.
Le jet d’eau s’est levé sur la vasque d’eau morte…
Le jet d’eau s’est levé sur la vasque d’eau morte; Il a l’air dans le soir de quelqu’un qui exhorte Et porte au ciel, dans un bouquet, une supplique.
Le parc s’empreint d’une douceur évangélique Et les feuilles vont se cherchant comme des lèvres.
Seul le jet d’eau s’afflige; il insiste, il s’enfièvre Dans cette solitude où son élan se brise. Ah ! que n’a-t-il plutôt humblement accepté Le sort calme d’avoir pour soeurs des roses-thé, Et de ne se crisper qu’à peine sous la brise. Et d’être un étang plane au niveau du jardin ? Orgueil ! Il a voulu toucher le ciel lointain, S’élever au-dessus des roses, ô jet d’eau Qui se termine en floraison de chapiteau, Comme pour résumer à soi seul tout un temple.
Ah ! l’effort douloureux, toujours inachevé ! Il est debout, encor qu’il chancelle et qu’il tremble; Il est celui qui tombe après s’être élevé; Il rêve en son orgueil l’impossible escalade De l’azur, où planter son frêle lys malade; Il est le nostalgique, il est l’incontenté; Il est l’âme trop fière et que le ciel aimante. – Ah ! que n’a-t-il vécu du sort des roses-thé Parmi l’herbe où leur vie est heureuse et dormante ! – Il est le doux martyr d’un idéal trop beau; Il espérait monter jusqu’au ciel, le jet d’eau ! Mais son voeu s’éparpille ! Et sa robe retombe En plis agenouillés comme sur une tombe.
Morne l’après-midi des dimanches, l’hiver, Dans l’assoupissement des villes de province, Où quelque girouette inconsolable grince Seule, au sommet des tours, comme un oiseau de fer !
II flotte dans le vent on ne sait quelle angoisse ! De très rares passants s’en vont sur les trottoirs: Prêtres; femmes du peuple en grands capuchons noirs, Béguines revenant des saluts de paroisse.
Des visages de femme ennuyés sont collés Aux carreaux, contemplant le vice et le silence, Et quelques maigres fleurs, dans une somnolence, Achèvent de mourir sur les châssis voilés. Et par l’écartement des rideaux des fenêtres, Dans les salons des grands hôtels patriciens On peut voir, sur des fonds de gobelins anciens, Dans de vieux cadres d’or, les portraits des ancêtres.
En fraise de dentelle, en pourpoint de velours, Avec leur blason peint dans un coin de la toile, Qui regardent au loin s’allumer une étoile Et la ville dormir dans des silences lourds.
Et tous ces vieux hôtels sont vices et vent ternes; Le moyen âge mort se réfugie en eux; C’est ainsi que, le soir, le soleil lumineux Se réfugie aussi dans les tristes lanternes.
O lanternes, gardant le souvenir du feu, Le souvenir de la lumière disparue, Si tristes dans le vice et le deuil de la rue Qu’elles semblent brûler pour le convoi d’un Dieu !
Et voici que soudain les cloches agitées Ébranlent le Beffroi debout dans son orgueil, Et leurs sons, lourds d’airain, sur la ville au cercueil Descendent lentement comme des pelletées !
Les rêves sont les clés pour sortir de nous-mêmes…
Les rêves sont les clés pour sortir de nous-mêmes, Pour déjà se créer une autre vie, un autre ciel Où l’âme n’ait plus rien retenu du réel Que les choses selon sa nuance et qu’elle aime : Des cloches effeuillant leurs lourds pétales noirs Dans l’âme qui s’allonge en canaux de silence, Et des cygnes parés comme des reposoirs. Ah ! toute cette vie, en moi, qui recommence, Une vie idéale en des décors élus Où tous les jours pareils ont des airs de dimanches, Une vie extatique où ne cheminent plus Que des rêves, vêtus de mousselines blanches… Or ces rêves triés ont de câlines voix, Voix des cygnes, voix des cloches, voix de la lune, Qui chantonnent ensemble et n’en forment plus qu’une En qui l’âme s’exalte et s’apaise à la fois. De même la Nature a fait comme notre âme Et choisi, elle aussi, des bruit qu’elle amalgame, Se berçant aux frissons des arbres en rideau, Lotionnant sa plaie aux rumeurs des écluses… Voix chorale qui sait, pour ses peines confuses, Unifier des bruits de feuillage et d’eau !
« Il m’est toujours plus pénible qu’à quiconque de m’exprimer autrement que par le pronom JE ; non qu’il faille voir là quelque signe particulier de mon orgueil, mais parce que le mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n’est qu’en fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur existence que les choses sont. Si quelque objet survient par hasard qui me fasse sentir combien sont restreintes réellement les limites de ma puissance, je me roi-dis dans une folle colère et j’invente le Destin comme s’il avait été décrété de toute éternité qu’un jour cet objet apparaîtrait sur MON chemin, trouvant dans mon intervention son unique raison d’être. Ainsi je me promène au milieu des phénomènes comme au centre d’une île que je traîne avec moi ; les perspectives, regards solidifiés, pendent de mes yeux comme de longs filaments que le voyageur recueille involontairement par tout son corps et déplace avec lui, bagage de lianes ténues, lorsqu’il traverse la forêt tropicale. Je marche et ce n’est pas moi qui change d’espace mais l’espace lui-même qui se modifie, modelé au gré de mes yeux qui l’injectent de couleurs pareilles à des flèches de curare, afin que sans faute il périsse sitôt mes yeux passés, univers que je tue avec un merveilleux plaisir, repoussant du bout du pied ses ossements incolores dans les chantiers les plus obscurs de mon souvenir. Ce n’est qu’en fonction de moi-même que je suis et si je dis qu’il pleut ou que la mer est mauvaise, ce ne sont que périphrases pour exprimer qu’une partie de moi s’est résolue en fines gouttelettes ou qu’une autre partie se gonfle de pernicieux remous. La mort du monde est égale à la mort de moi-même, nul sectateur d’un culte de malheur ne me fera nier cette équation, seule vérité qui ose prétendre à mon acquiescement, bien que contradictoirement je pressente parfois tout ce que le mot IL peut contenir pour moi de châtiment vague et de menaces monstrueuses » – M. Leiris, Aurora (1939), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997, p. 39-40.
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Avare
M’alléger Me dépouiller
Réduire mon bagage à l’essentiel
Abandonnant ma longue traîne de plumes De plumages De plumetis et de plumets
Devenir oiseau avare Ivre du seul vol de ses ailes
Mon cœur est l’arc et le ciel est la corde d’où s’envola comme un rire la flèche la flèche oiseau qui s’est rivée au cœur au cœur de l’arbre enchevêtré d’oiseaux
Cette chose sans nom d’entre rire et sanglot qui bouge en nous, qu’il faut tirer de nous et qui, diamant de nos années après le sommeil de bois mort, constellera le blanc du papier.
Le soleil qui se lève chaque matin à l’est Et plonge tous les soirs à l’ouest Sous le drap bien tiré à l’horizon Poursuit son chemin circulaire Cadre doré enchâssant le miroir où tremblent les reflets D’hommes et de femmes jetés sur une ombre de terre Par l’ombre d’une main qui singe la puissance.
Mon livre doré sur tranches que je veux lire de bout en bout. Mon gâteau d’anniversaire qui n’a pas besoin de bougies pour être illuminé. Mon alcool qui enivre sans nausée ni mal de tête. Mon établi pour une espèce immatérielle de menuiserie. Mon bateau de plaisance toujours prête à prendre la mer. Mon violon qui se fait mélodie dès que ma main effleure ses cordes. Mon arme de précision que ne salit aucune piqûre de rouille. Mon aube sur les jardins verts et sur les tas de charbon. Mon sentier de forêt tout jalonné de cailloux blancs. Ma fable trop merveilleuse pour comporter le post-scriptum d’une moralité. Mon château à multiples tourelles, évanoui alors que son pont-levis vient à peine de s’abaisser. Mon unité, dans la présence et dans l’absence. Mon alphabet – d’arc-en-ciel à zodiaque – aux vignettes peintes des tons les plus acides et, aussi bien , les plus doux. Ma déchirure et ce qui la recoud. ma preuve par neuf. Ma partie et mon tout. Ma panacée.. Ma chance. Ma raison et ma déraison. Ma fraîcheur et ma fièvre.
Base des corps séparés, cathédrale de morsures, Caprice d’un corps vorace et capricorne des chevelures, Les hémisphères se séparent, A travers les replis de l’espace Où les galions chargés de rires et d’étincelles Sombrent la corde au cou.
Migration souterraine engendrée par le Pôle, Lorsque s’enterre le passage de nos lèvres La cime de l’arbre ennuie les ombres (yeux sensibles de cendre) et le calice des cris lents.
La mer n’a pas fini de discourir à coups de vagues à coups d’écume qui fait de grands effets de robe et la nature s’étend toujours fatras de cailloux et de feuilles
Des décombres de journées pourries hissés sur les armoires à glace empuantissent les chambres que traverse la foudre l’éclair bâtard et titubant du tout-à-l’égout
Mais ô ma foudre ô mon éclair réel quand tu t’abats sur les montagnes et les touches aux naseaux taureaux obscurs dont les flancs grondent comme les futailles qu’on roule au fond des caves parodies de cercueils et simulacres de tombeaux viendras-tu tuer ce vieux bétail humain toi qui sais jouer franc comme l’or de ta lame scintillante de ta cape de nuages de tes jarrets brisés comme un beau matador ?
L’ombre glissée sous la poix des vêtements casaque fluide plus lourde que le boulet d’un châtiment l’ombre végétale en touffes d’argile où les rameaux s’engluent c’est une citerne où pourrit la révolte obscure d’un troupeau de forçats un sentier traversier entre la double haie de la peau et des ongles une ruine de manufactures en bataille écheveaux de l’amour fuseaux dorés
La tapisserie des mets n’ose pas raviver ses couleurs par crainte d’un cataclysme très sévère punisseur des langues trop joyeuses quand les auréoles descendront au niveau des couvercles d’égouts
L’écureuil est un prêtre et sa queue dit la messe hostie des feuilles d’arbre dès que vous pourrissez les larves sont sérieuses chrysalides de détresse et c’est le sauve-qui-peut des tempêtes blessées
André Masson, Michel Leiris, Roland Tual et Juan Gris. Nemours-près-Fontainebleau, 1924
André Masson
Des philosophes aux mains de joueurs des nécromants aux lèvres de buveurs des assassins aux regards plus légers que des plumes d’oiseau c’est cette foule voyageuse aux pieds éternellement pris dans des lacets de sable qui compose l’étrange nation dont le drapeau de sang fut teint de cette nuance maléfique un jour que les poissons par amour du désastre décidèrent de se vouer au feu et d’abandonner l’eau
Fruits de misère gonflerez-vous vos prunelles éclatantes jusqu’à briser les sexes et les colonnes les carcasses défigurées les astres ravagés par le désir des chairs d’alcool les profils liés à l’histoire des caresses les crânes de pierre les croupes figées? (…)
Lumière et sang Sang et ombre Sang et proie Lumière de proie Sang de l’ombre une enclume de sang qui n’est ni proie ni ombre se livre aux marteaux des forges de folie lointaines forges en travail dans les terres les plus profondes la profondeur solide de l’ombre où le sang de la terre est enseveli(…)
Trop tard c’est la mort des tarots la mort des pierres précieuses et des échelles sauvages mort des horlogeries de la lumière écroulement des devantures enflées mort des plissements anciens sur les fronts d’homme dont les saillies rident la terre mort des morts agités par l’aigreur des soubresauts mort des visages tissés en filets de fumée mort des lettres cachetées dans le ventre des postes mort des machines qui besognent les vaisseaux mort des bordels aux volets cloués (à chaque clou une goutte de sang menstruel) mort des menstrues marines plages puantes sablières que retourne le doigt d’un fantôme mort des algues volantes qui tracent des signes algébriques sur le fronton des vagues quand les écailles s’allongent en colonnes mort des chaînes rivées à la cheville des carreaux bris de glace entre ciel et terre bris de contrat bris de clôture mort des sourds-muets aveugles incendie des béquilles mort des rochers des lèvres des amoureux mort de l’amour des astres mort du regard mort de la mort trop tard
L’opacité d’un bras nu qui se love la fixité d’une main véritable l’air immobile que troue le luxe de tes ongles et l’arène incurvée d’un éternel retour
Vers quelle clairière ira la pointe aiguë du glaive pour déterrer le plus ancien des trésors taureau épais la nature ou ton corps que mes mains creusent pour en exhumer le plaisir
« C’est aux dernières limites du possible, sur les confins les plus lointains des apparences, à l’extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions confondues, voire même au-delà, dans cette région où ne peut plus se rencontrer que la conjecture audacieuse ou bien plutôt l’étonnement sans mesure, que s’effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être des démarches que tente l’esprit de l’homme, celle par qui s’élabore secrètement le Merveilleux. Si durant toute sa vie l’homme devait s’en tenir au connu, rester limité au petit groupe de phénomènes qu’il sait, par éducation et atavisme, relier entre eux et constituer en un réseau de relations, ce filet purement utilitaire ne pourrait manquer de devenir un piège d’ennui, une prison sans désirs dans laquelle il serait condamné à pourrir enchaîné, entre le pain noir et l’eau croupie de la logique. » – Le Merveilleux
Le bel âge des vacances L’âge des croisées ouvertes des pores illuminés par le bain L’âge des cœurs sans lest autre que le sable mouillé à chaque battement de marée sculpté en château-fort
Le bel âge de sable à chaque seconde illuminé par la marée allégé par le bain L’âge des cœurs ouverts que ne grave ni ne mouille l’eau-forte d’aucun remords
L’âge du sable répandu à profusion par les créneaux du château-fort
L’âge des cœurs que la mer sculpte grain par grain
» Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J’ai des cheveux châtains coupés court afin d’éviter qu’ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont: une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise (…); un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes (…). Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré; j’ai honte d’une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d’assez faible ou d’assez fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j’ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant; j’ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine n’est pas très large et je n’ai guère de muscles. J’aime à me vêtir avec le maximum d’élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d’ordinaire profondément inélégant; j’ai horreur de me voir à l’improviste dans une glace car, faute de m’y être préparé, je me trouve à chaque fois d’une laideur humiliante “
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Michel Leiris (20 avril 1901, Paris-30 septembre 1990, Saint-Hilaire) est un écrivain et ethnologue français, mais aussi Satrape du Collège de ’Pataphysique.
Michel Leiris est né au sein d’une famille bourgeoise cultivée qui le pousse contre son gré à faire des études de chimie alors qu’il est attiré par l’art et l’écriture. Il fréquente les milieux artistiques de l’après-guerre 1914-1918, notamment les surréalistes. Il se lie d’amitié avec Max Jacob, André Masson, Picasso, etc. Il quitte le groupe surréaliste en 1929. Plus serein que Georges Bataille, plus généreux que Jean-Paul Sartre, égal de Pierre Verger, son œuvre a marqué les recherches ethnographiques, ethnologiques.
De 1931 à 1933, il participe à une importante mission ethnographique, la « Mission Dakar-Djibouti », dirigée par Marcel Griaule où Leiris est secrétaire-archiviste. À son retour, il étudie l’ethnologie en suivant les cours de Marcel Mauss à l’Institut d’ethnologie et prend la responsabilité du Département d’Afrique noire du Musée d’ethnographie du Trocadéro (ancêtre du Musée de l’Homme). Il fait un trait, comme Paul Nizan (dans Aden Arabie), sur le voyage comme mode d’évasion, en signant L’Afrique fantôme : monumental journal de voyage dans lequel il détourne les techniques d’enquête et de retranscription ethnographiques pour les appliquer à la description du quotidien et des conditions de travail de l’équipe de chercheurs. La publication de ce texte dans la revue Le Minotaure provoquera la rupture avec Marcel Griaule.
De 1929 à 1935, il suit une psychanalyse sous la conduite d’Adrien Borel. Il ressent le besoin, pour la parachever, ou en constater l’échec, d’écrire une autobiographie : L’Âge d’Homme. Cette première œuvre sera prolongée par les quatre tomes de La Règle du Jeu qu’il rédigera de 1948 à 1976.
Il devient Satrape du Collège de ‘Pataphysique en 1957. Il a écrit également des nouvelles et de nombreux poèmes. Parallèlement, il embrasse la profession d’ethnologue et devient chercheur CNRS au Musée de l’Homme (qui vient d’être fondé).
Après la libération, il se rapproche de l’existentialisme sartrien et sera membre de l’équipe fondatrice de la revue Les Temps modernes. Il participe également, avec Alioune Diop, Aimé Césaire et Georges Balandier à la fondation de la revue Présence africaine en 1945. Prenant position contre le colonialisme, il sera notamment un des premiers signataires du Manifeste des 121 et également membre du Mouvement de la paix.
Il laisse, en plus de son œuvre autobiographique, d’importantes études de critique esthétique et d’ethnologie. Il a notamment travaillé sur la croyance en la possession – zar – dans le nord de l’Éthiopie, l’analysant dans une perspective proche du thème sartrien de la mauvaise foi existentielle et des travaux d’Alfred Métraux sur le culte vaudou.
Beaucoup de chercheurs, étudiants travaillent encore de par le monde à la relecture du travail de Michel Leiris, même si et c’est le paradoxe Michel Leiris a été renvoyé du Musée de l’Homme à cause de son grand âge. Son bureau fut cadenassé pour lui en empêcher l’accès et ses notes furent confisquées en 1987.
Une revue internationale consacrée exclusivement à Michel Leiris a été fondée en 2006. Plus ambitieuse et consistante qu’un simple bulletin de liaison, d’une périodicité biannuelle, les Cahiers Leiris consacrent chacune de leurs livraisons à la publication de textes et documents inédits.